La présence mystérieuse.
Publié le 19 Novembre 2016
S'il fallait chercher une excuse à notre illusion et à notre inertie en face du divin, on la trouverait facilement dans le mystère.
Dieu lui-même, en son Ecriture, s'appelle un Dieu caché. Ses oeuvres témignent de lui et le reflètent: mais elles ne peuvent l'exprimer; elles parlent de lui comme d'un absent, bien mieux, elles nous le dérobent, par une opacité que seul l'esprit de foi nous rend transparente.
Ceux qui voudraient de Dieu et du divin des marques "palpables" ressemblent à ces enfants qui avaient décidé d'aller à l'horizon, espérant toucher le ciel.
Dieu se révèle avec certitude dans le monde et dans nous-mêmes; mais certitude en ce qui concerne la permanence de l'idée et son action dans la vie pensante. Les absents ont toujours tort. Le Dieu présent comme un absent, certain comme le mystère et manifesté comme l'occulte aurait lieu de se résigner à un tel sort, si son propre regard ne venait au secours de notre aveuglement et si sa grâce ne s'offrait à suppléer en ce point la nature.
L'Etre de Dieu est sous tous les rapports incommensurable aux objets de notre expérience, et il ne peut se définir ou se concevoir que précisément sous la forme de cette incommensurabilité. " Dieu sans commencement et suprême ne peut être appelé ni un être ni un non être", proclame le sage hindou. Dans la même pensée, Jacopone da Todi, ou quelque autre sous son nom chante mystérieusement:" Ce qui est ne peut pas se dire; cela seul peut se dire qui n'est pas: Quello ch'é non si puo dire; puossi dir quel ch non é."
Le Pseudo-Denys tire la conséquence en disant: C'est en quelque sorte par un rayon ténébreux, par un dard de nuit (alignis divinae radius) que nous parvient ici-bas la révélation de l'inaccessible lumière.
Avouerai-je que j'ai quelque horreur pour les discours sur Dieu qui ne tiennent pas assez compte de cette condition, qui témoignent chez leurs auteurs d'une absence ou d'une insuffisance choquante, à mes yeux, de ce sens du mystère qui est partout chez lui dans la science, mais qui est ici le fond même.
Notre science de Dieu est une science de l'inconnu, déclare Albert le Grand. Non qu'on ne sache point; mais on sait comme celui qui ne sait point; on voit comme celui qui ne voit point; le mystère plane sur l'objet et l'absorbe en soi, comme la nuée de l'Ascension dissipa pour ainsi dire le corps du Christ aux yeux des apôtres.
Heureusement, comme le Christ disparu envoie son Esprit, le mystère de Dieu, en nous privant de voir et de savoir au sens humain, de ces termes, ne nous laisse pas pour cela dépourvus. Un non savoir de cette sorte est encore un trésor. Le sachant provisoire, nous sommes tirés en haut, là où il doit céder à la vision claire. Cette démarche de l'âme nous donne Dieu sous la forme de l'Espérance, et notre éblouissement même, d'où vient notre impression de nuit, témoigne pour notre objet fulgurant, comme le hibou et sa crainte pour le soleil.
La vision de Dieu maintenant, si elle pouvait nous laisser à notre humaine condition, ne serait-elle pas pour nous un malheur? C'est là une supposition absurde, vu que la claire manifestation de Dieu déclencherait du coup le mécanisme entier de notre vie éternelle; mais cette supposition a l'avantage de marquer ce qu'est le mystère dans notre éducation de croyants.
Le mystère est un élément de traction, un appel, une aide par conséquent; il ne devient un obstacle et un arrêt que du fait de notre négligence et pour ceux qui s'abandonnent, loin de Dieu, à une véritable torpeur.
Loin de Dieu, dis-je: c'est bien mal s'exprimer; car le mystère ne fait nul tort à l'affirmation et à un vif sentiment de la divine présence. Présent comme un absent au point de vue de sa visibilité et de l'expérience sous l'une quelconque de ses formes, Dieu est présent infiniment plus et mieux que ce soit, si l'on se réfère au vrai et non à l'apparent, à la source des faits, au lieu que ce soit à leur fulguration dans le sensible.
Supposer Dieu au loin, ce serait se résigner à ne pouvoir l'atteindre. S'il était à distance, la distance serait nécessairement infinie. Infini ou nul: tel est l'intervalle.
Mais Dieu n'est pas au loin. Son infinité, qui parait l'éloigner, le rapproche. Etant tout, au titre de source première et immédiate, il est intime à tout plus n'est intime à soi, et chaque être créé jaillit incessamment de sa substance.
Ne craignons pas, en parlant ainsi, de verser au panthéisme ou l'émanatisme. Dieu est transcendant à son oeuvre et la pose librement; mais il n'en est que plus étroitement uni à elle. Une partie d'un tout, comme le Dieu panthéiste, ou la cause nécessaire de l'émanatiste ne saurait avoir en son effet ou en son tout une présence indépendante et par suite totale. Au contraire, la transcendance et la liberté de Dieu lui permettent d'être présent à tout sans se mêler et sans abdiquer. Infiniment distincts en perfection et en être, Dieu et le monde, Dieu et chaque être du monde sont infiniments unis par ce lien mystérieux et permanent de libre création que nulle intuition humaine ne peut pénétrer.
Les savants nous apprennent que le bleu de la prétendue "voûte" céleste est formé dans toute l'étendue de la masse atmosphérique, et que nous sommes donc pas sous le firmament, mais dans le firmament. Nous respirons le ciel. Ainsi en est-il de ce ciel spirituel qu'est Dieu même. En lui, nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes, nous dit l'Apôtre.
Notre illusion s'imagine parfois que nous trouverons Dieu un jour, après je ne sais quel voyage hors ce monde, et que ce sera le grand face à face avec le Père aujourd'hui lointain. Mais votre Dieu, hommes, n'est nulle part à l'exclusion d'ici, et s'il n'était ici il ne serait nulle part. Nulle part en effet comme localisation, il est partout de sa présence créatrice et animatrice; partout on peut le rencontrer en ouvrant les yeux. Ce qu'on appelle la vie éternelle n'est qu'une plus large dilatation, à ce contact, des vues et des pouvoirs de l'âme. Sur ma chaise, en ce moment, je pourrais posséder le ciel.
Le Christ a dit: La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent ô mon Père.
Dès que nous connaissons Dieu, j'entends d'une connaissance cordiale et efficace, nous sommes entrés dans la vie éternelle. Après cela, il n'y a plus que des degrés. Beaucoup de ces degrés peuvent être franchis ici-bas, et grâce à eux la présence de Dieu, immuable en ce qui concerne Dieu, devient pour nous de plus en plus effective. D'autres degrés ne sont franchis qu'après l'épreuve décisive de la mort, et c'est à cause de ce passage soudain, de ce changement radical, que nous disons entrer par la mort dans la vie éternelle.
Encore est-il que Dieu est toujours là. Quand je suis seul, je suis avec lui. Ma pensée est pour lui une claire parole et mon vouloir, mon désir se propose à son jugement. Quand nous sommes assemblés, c'est lui qui nous joint, et nous ne tenons de discours ou ne posons d'actes heureux que sous sa présidence; si nos rapports étaient pervers ce serait sous sa réprobation.
(à suivre )