Saint Benoît, priez pour nous, pour la France (3)
Publié le 17 Mars 2017
rôle de saint Benoît dans la spiritualité.
Si l'on veut comprendre l'originalité profonde de la spiritualité bénédictine, son apport à la civilisation chrétienne et , pour tout dire , la mission historique de saint Benoît, il faut le comparer, me semble-t-il aux deux grands réformateurs religieux du XVI° et XVII° siècles: Benoît est à la fois l'Ignace et le François de Sales de l'Occident au VI° siècle.
Le rôle de st Ignace avait été de mettre fin à la disposition de l'Eglise de son temps, déchirée par l'hérésie et menacée par le schisme, éclatant de toutes parts sous la poussée des nationalismes religieux, confinée encore dans un petit coin du monde alors que se découvraient de nouveaux continents, rongée du dedans par l'immoralité ou la médiocrité de ses clercs, impuissante au monde nouveau en formation et comme frappés de stérilité, exclue pour ainsi dire de la société nouvelle qui s'élaborait - " la Cour et la Ville " - une milice rigoureusement hiérarchisée sous le commandement d'un général lui-même étroitement soumis au pape. Un voeu d'obéissance lie tous les soldats de cette Compagnie à leur Chef suprême; une mystique enthousiaste les entraîne sous leur " étendard " à l'établissement du " Règne " du Christ; la spiritualité du nouvel ordre est une spiritualité de service: non plus contemplation désintéressée, mais se mettre à la disposition de l'Eglise, en lui laissant le soin de gérer elle-même les ressources que nous lui apportons, et en nous efforçant de donner à notre humanité une plus-value qui multiplie le rendement et l'efficacité de notre service.
Au siècle suivant, saint François de Sales s'essayant à constituer une spiritualité adaptée aux besoins de notre pays, avait utilisé pour ce travail les spiritualités antérieures et celles des pays voisins en les purifiant, en quelque sorte, de ce qu'elles avaient d'inassimilable pour la France du XVII° siècle. D'une part, il avait déchargé la vie monastique de toutes les observances, pénitences, prières vocales, règles particulières, - dont l'avait accablée parfois le Moyen-Age, - en y montrant une vie avant tout intérieure, soucieuse d'intention plutôt que de dévotions: travail d'intériorisation. D'autre part, il avait soigneusement filtré les mystiques espagnols, néerlandaise et italienne pour les humaniser , en retenir et en dégager l'élément moral, afin d'éviter à ses lecteurs la tentation du quiétisme et de ne pas les détourner de leurs tâches immédiates; la vie chrétienne apparaissait ainsi avant tout comme faite de petites vertus de tous les jours, plutôt que de grandes contemplations, comme faisant appel à la nature autant qu'à la grâce: travail d' humanisation.
Saint Benoît est l'Ignace du VI° siècle. Il connait, du moins en gros, les besoins de l'Eglise de son temps, non seulement comme tout chrétien qui en a entendu parler, mais encore par ses relations personnelles avec les acteurs du drame : Tolida, le roi barbare qui conquiert l'Italie; Germain, évêque de Capoue, mêlé aux négociations relatives au schisme d'Alsace . Il sait la décadence morale de Rome : il a eu à souffrir à plusieurs reprises de la jalousie ou de la révolte de prêtres ou de moines. Il va mettre à la disposition de cette Eglise en besoin et en danger une milice.
C'est bien une milice que saint Benoît a voulu constituer: c'est le sens du mot schola par lequel il définit le monastère en même temps qu'il reprend la comparaison paulinienne de la vie chrétienne avec un service guerrier: militia Christi. Et la Règle, comme plus tard les Exercices de Saint Ignace, emprunte volontiers au vocabulaire militaire. Et comme il n'y a pas de milice sans chef, saint benoît insiste sur les prérogatives de l'abbé: les mots de praeesse, praecipere, imperare, jubere, ordinare, coercere, corripere sont singulièrement significatifs, et , pour n'en prendre qu'un, on sait le sens très riche qui s'attachait à Rome au mot d'imperium.
Pour mieux assurer cette cohésion de la milice et cette autorité de l'abbé, comme pour les établir sur un terrain proprement religieux, Benoît introduisit en Occident les voeux de stabilité et d'obéissance.
Par la stabilité le moine est, une fois pour toutes et sans esprit de retour, attaché à un monastère; la retraite lui est coupée; il s'agit d'un engagement définitif, comme l'était chez les Romains le serment militaire. Par le voeu d'obéissance le moine devient un soldat discipliné qui , au lieu de poursuivre une réussite personnelle, met toutes ses forces à la disposition du chef responsable.
L'on comprend mieux désormais la place que la spiritualité bénédictine fait aux vertus de service et par exemple à l'humilité. On retrouve aussi dans cette conception de la vie monastique un sens social de la vie de groupe qui nous rappelle que Benoît est un vieux Romain. Rien dans sa Règle ne favorise l'individualisme religieux. Pourtant il s'est arrêté en route dans l'organisation de cette milice monastique. Au contraire de saint Ignace, il n'a pas songé à un Ordre centralisé et hiérarchisé; il n'a légiféré que pour un seul monastère.
Milice donc, mais dont le but est la prière et non l'apostolat.
Le monastère bénédictin assure un service public, celui de la louange divine et de l'imploration: c'est l'opus Dei, l'oeuvre par excellence. Ce mot d'opus courant dans toutes les règles monastiques antérieures, y désignait les divers travaux du monastère, Saint Benoît, tout en lui maintenant ce sens, y fait entrer une idée nouvelle: le travail par excellence c'est de prier.
Cette prière n'est pas laissée , qu'elle que soit par ailleurs la liberté d'un chacun, à l'initiative personnelle.
Elle a un caractère collectif, social, c'est la prière d'un corps organisé et qui vaut, pour ainsi dire, par sa masse beaucoup plus que par les éléments qui la composent. Aussi saint Benoît a t-il réglementé minutieusement la vie liturgique du monastère. Il n'est pas sans intérêt de souligner que le rite bénédictin est essentiellement une adaptation de celui de Rome, et ici encore l'on pense à saint Ignace. Saint Benoît connaissait pourtant les autres liturgies et leur a fait des emprunts; sa préférence ne peut-elle s'expliquer pour une part par le sentiment qu'il n'y a de prière véritablement efficace qu'en union avec le saint Siège?
C'est en connaissance de cause que Benoît, ayant pourtant pratiqué personnellement l'érémitisme, en vint à la conception d'un monastère qui fût une schola dominici servitii. C'est avec la même lucidité qu'il procède, dans l'organisation même de cette schola, à une révolution qui va substituer à la vieille conception égyptienne de la vie monastique de nouvelles formes. Si l'on compare en effet le monachisme de saint Benoît aux types qui l'ont précédé et qu'il a connus, on s'aperçoit qu'il a délibérément abandonné les grandes austérités corporelles - la psalmodie prolongée - la vie purement contemplative sans travail défini. - Cette révolution est en tous points comparable à celle opérée par saint François de Sales aussi bien pour les gens du monde que pour les religieuses. Saint François ne veut pas en effet que les gens du monde cherchent leur perfection dans l'imitation servile de ces contemplatifs qui peuvent consacrer des heures chaque jour à la vie d'oraison. Et Benoît jugeant irréalisable en Occident la contemplation des moines d'Egypte, fait place dans sa Règle à un travail défini.
Ce n'est pas par la prière seulement que le moine se sanctifie, mais aussi bien par le travail. Il y a plus: les religieuses elles-mêmes, poursuit François, ont d'autres moyens de sanctification que la mortification ou de longues prières vocales, qui sont seulement des exercices parmi d'autres, dans lesquels il ne faudrait pas, en les multipliant exagérément , voir l'élément essentiel de la vie religieuse, en oubliant qu'il n'y a de sainteté que dans la charité, qu'il n'y a de perfection qu'intérieure. La tentative de Benoît est sensiblement la même. Il adoucit considérablement l'austère régime de vie qu'avaient jusqu'alors connu tous les couvents; il ouvre son monastère à des santés moyennes et veille à ce que ses moines aient nourriture et sommeil suffisants. De même abrège-t-il dans des proportions considérables - le psautier ne sera récité dans son entier que chaque semaine et non plus chaque jour - le temps à donner à la psalmodie.
Ainsi le centre de gravité pour ainsi dire de la vie monastique se déplace : la perfection est intériorisée .
Nature et Grâce
Tentative singulièrement opportune, car on était à la veille de l'expansion du monachisme irlandais qui allait faire déferler sur l'Occident, il faut bien le dire, une vague de ritualisme étroit et de pharisaïsme. (comme on le rencontre aujourd'hui dans certains milieux).
Contre la lettre il appartiendrait au monachisme bénédictin de maintenir les droits de l'esprit. Il est significatif que ce soit un pape bénédictin, Urbain II, qui ait plus tard introduit dans le droit canonique la féconde théorie de la dispense, seule capable de concilier les exigences strictes du droit avec les condescendances de la charité. Théorie dont s'emparera bientôt saint Dominique pour en faire un article essentiel de sa Règle. Eternel problème de passer d'un idéal abstrait et d'une lettre morte à des réalisations vivantes et de faire entrer l'Evangile intégral dans la vie de chaque jour.
Il ne serait pas imprudent de poursuivre ce parallèle, en montrant que la doctrine spirituelle de la Règle, comme celle de saint François, est un humanisme théocentrique, s'efforce de réaliser un équilibre, mais par en haut. Saint Benoît ne déprécie pas et ne détruit pas systématiquement la nature humaine sous prétexte de réaliser l'oeuvre de la grâce.
Il fait au contraire une large place aux vertus et aux sentiments simplement naturels : ce représentant de la noblesse provinciale romaine n'a pas méconnu le rôle de la courtoisie et de la tenue dans la vie d'une communauté religieuse; le frère très tendre de Scholastique s'est interdit d'exhorter au renoncement des affections de famille et a invité l'abbé à aimer ses religieux et à se faire aimer d'eux.
Son idéal est donc un idéal de modération de pauvreté, mais de parcitas. Saint Grégoire a fait l'éloge de cette discrétion qui évite l'excessif, qui proportionne l'effort, qui a le sens exact du possible. Pour tout dire, il y a dans la Règle une humanité qui en a assuré , plus que toute autre qualité le succès prolongé.
Mais cet humanisme est un humanisme théocentrique, si l'on peut employer des mots qui ne sont ni dans le vocabulaire, ni dans la pensée de Benoît. Je veux dire qu'il ne saurait être question pour ce réformateur de naturaliser le Christianisme et la vie monastique. Il maintient l'idéal surnaturel à atteindre. Toute son oeuvre de réorganisation du monastère est ordonnée à l'idée religieuse. On pourrait même dire que saint Benoît n'est si large envers la nature que pour avoir mis plus de confiance dans la grâce.
Il est exactement le contemporain des controverses semi-pélagiennes qui partagèrent au début du 6° siècle le Midi de la Gaule et qui furent définitivement apaisées en 529 par le concile d'Orange réuni à l'instigation de saint Césaire d'Arles et approuvé par le Saint Siège.
Il s'agissait de savoir quelle est la part respective de l'homme de Dieu dans le salut et si l'initiative même et le premier effort de l'homme, en marche pour sa destinée, ne dépendent pas de lui seul. Certains monastères, comme celui de Saint-Victor de Marseille, dont l'abbé était Cassien, par goût de l'effort ascétique , pour exalter en l'homme la volonté, pour le pousser à un détachement plus généreux, tendaient à diminuer le rôle de la grâce.
Benoit sur ce point se sépare très délibérément de son maître Cassien qu'il suit pourtant sur tous les autres :" si le moine voit en soi quelque bien, qu'il l'attribue à Dieu, non à soi. Quant au mal, qu'il sache que c'est toujours lui qui le fait et se l'attribue." (Règle IV, 42, 43 )
(à suivre )