le temps de l'ascèse.
Publié le 16 Février 2019
Mort à soi-même.
La formule a été affadie en des ouvrages de spiritualité sans consistance; sur une musique languissante nous avons entendu les petits enfants chrétiens chanter des choses si effroyables, - et nous avons si peu envie de mourir, - qu'un certain scepticisme accueille ce commandement. S'agit-il donc d'un christianisme de limitations, de refus du monde, d'ascèse étriquée, aveugle, de lutte contre soi (qualifié en cette poésie de "ver de terre"), disons même de destruction?
Si c'était cela le christianisme, il n'y aurait jamais eu de saints. Car pour être saint, il faut avoir besoin d'aimer et besoin d'amour. " Se nier " dit-on. Une telle expérience demande un contexte précis pour ne pas être hérétique. Disons plutôt :" se connaître" . Et cela ira aussi loin.
Ne doit mourir en nous que ce qui s'oppose à la vie.
Nous portons les stigmates du péché et de nos tendances mauvaises: cela nous défigure. L'homme est créé à l'image de Dieu, mais le péché a revêtu l'âme d'une ressemblance qui défigure celle de Dieu. Il faut effacer les traits parasites.
Le Christ nous compare aussi aux rameaux de la vigne, mais la maladie s'y est portée: il faut couper les bourgeonnements enlaidissants , et les sarments qui ne peuvent pas porter de fruit, il faut les offrir au feu de l'amour divin. Seul ce qui s'oppose à la vie de Dieu en l'âme humaine doit mourir. Le but conditionne le moyen. Notre ascèse n'est pas morbide; elle n'aime pas la souffrance pour elle-même. Pierre Janet croit que les ascètes chrétiens ont peur du plaisir. Ils ne le craignent pas plus que l'effort. Ascèse qui n'est point aveugle, et ne vise, sainement , qu'à offrir aux richesses divines une capacité humaine toujours plus large, une volonté souple, un coeur disponible. Encore une fois , elle se fonde sur la connaissance de soi-même dans la lumière de Dieu.
Mais ce qui s'oppose à la vie divine, cela doit mourir. Ainsi tous les saints ont-ils été - sur un plan ou sur un autre- de grands crucifiés. Ascèse vigoureuse,, implacable parce qu'objective. " Faites donc mourir vos membres qui sont sur la terre, commande saint Paul, la fornication, l'impureté, la luxure, la convoitise et l'avarice... ( Col. III,5) Avec plus de réalisme encore, le Seigneur avait dit : " Si ton oeil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le et jette-le loin de toi, car il vaut mieux pour toi qu'un seul de tes membres périsse et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne." (Matth. X, 29) Le chrétien n'arrache en lui que la mort. Il fait comme son Christ, qui , en s'incarnant a pris tout de l'homme sauf le péché. Aussi faut-il se dégager de cette boue qui colle à notre âme.
" La mort du Christ, dit saint Paul, fut une mort au péché, et sa vie est une vie pour Dieu. Ainsi vous-mêmes, regardez-vous comme morts au péché, et comme vivants pour Dieu en Jésus-Christ" . (Rom. VI, 10,11).
Il s'agit de faire mourir en nous l'être d'égoïsme, celui qui n'accepte pas la providentielle hiérarchie des êtres et des choses et qui ne voit pas dans le créé une image ou un vestige du Créateur. Cette mort-là, au mal, elle s'opère sous l'effet de l'eau baptismale, mais, à cette heure initiale, elle est surtout une acceptation des morts quotidiennes qu'elle engage et qu'elle facilitera. En cette entrée dans la mort du Christ, sont comme récapitulées les morts de chacun de nos jours. Et chaque fois que nous mourons à nous-même, à ce nous-même qui est pécheur (et uniquement à lui) , la grâce du Baptême traduit une de ses énergies, se réalise en l'une de ses oeuvres, puisque au Baptême le chrétien, qui participe à l'incommensurable Vie, reçoit en même temps, pour sa misère, " la grâce de mourir. "
Nous disons que cette " grâce de mourir " est exigeante. Elle veut , en effet, produire son acte au fond de l'âme humaine. On pourrait envisager des morts successives atteignant des domaines qui n'engagent point l'être profond. Comme s'il s'agissait seulement de détachement " en extension" ! Cela ne suffit pas; on peut quitter toutes choses l'une après l'autre - les philosophes et les païens, par amour de la pensée, de l'art ou du bien social , en font autant - sans jamais se quitter soi-même. Or c'est en se quittant qu'on se trouve.
En quittant l'être pécheur, le " vieil homme ", pour accéder à la vie nouvelle. Comme il parlait de tout ce qu'un disciple doit haïr, le Seigneur ajouta " adhuc autem et animam suam " 'Luc XIV,26) Le détachement qu'envisage l'ascète doit aller jusque-là : il faut haïr sa propre âme. Détachement, " en profondeur ", détachement radical. On n'a pas à tout quitter, en régime commun de vie chrétienne, mais il faudra toujours se quitter soi-même.
Ici se trouve atteint, en son principe, notre être d'égoïsme. Notre volonté a été détournée de Dieu par le péché originel, et notre personnalité humaine se trouve constituée dans l'isolement de Dieu. Et notre être d'égoïsme, au plein sens de ce mot, veut être autonome, maître chez soi.
Or, en la loi de grâce, l'Esprit-Saint doit prendre la tête de notre gouvernement intérieur, et il ne peut remplir son rôle que si toute juridiction lui est abandonnée.
Haïr son âme, cela veut dire la nier (voici le contexte exact) comme principe exclusif de direction humaine, suivant que l'y porte l'état de déchéance. Cela veut dire proprement se déposséder.
Cela veut dire aussi accepter pleinement la volonté de Dieu sur soi. La première attitude du détachement se prend donc en face de Lui, mais c'est pour s'attacher. Telle est la loi profonde qui, justifiant l'ascèse à tous les plans de l'activité humaine, prend ici sa force plénière. Ascèse fondamentale qui se lie au désir du Créateur sur l'homme. Acceptation quotidienne qui doit nous maintenir en perpétuelle disponibilité, pour discerner ce plan de la Providence et collaborer étroitement à sa réalisation , au lieu de vouloir , étant maître chez soi, tracer soi-même sa ligne.
La mort à soi-même est une des deux attitudes de l'ascèse. ... En même temps qu'on se défend pour " ne pas attrister le Saint-Esprit de Dieu ", comme dit saint Paul en termes émouvants (Eph. IX,30) il faut se mettre en état de coopérer avec Dieu, en répondant aux vouloirs de cet Esprit, afin d'éduquer sa vie morale, naturelle et surnaturelle.
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La note personnelle de chaque vocation humaine s'impose ici. Nous n'avons pas, à un degré identique, les mêmes défauts à vaincre; nous avons moins encore le choix à opérer au sein du monde. Notre magnanimité dans l'action vertueuse requiert des qualités bien diverses.
Il y a une perfection commune des amis de Dieu - perfection peu banale d'ailleurs, puisqu'elle suppose une conversion totale et une recherche foncière de Dieu par-dessus tout le créé :" Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta vigueur et de toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même. (Luc X,27)
Mais il y a aussi la volonté particulière du Créateur sur chacun de nous. Notre tâche quotidienne qui s'efforce, le long d'une vie, à réaliser cette pensée, suppose un choix. Non plus un refus de ce qui est objectivement mauvais. Mais un choix, parmi les biens légitimes dont certains, que repousse l'exigence divine, prennent pour nous , donc très subjectivement, une teinte défavorable.
L'ascèse trouve alors un domaine nouveau, extrêmement complexe. Elle ne vise plus la lutte contre un mal ou l'affermissement d'un bien, l'un et l'autre communs à toute la nature humaine; elle est liée au sort surnaturel de chaque personne, de chaque âme en dialogue avec le Seigneur; elle est sujette du grand désir de cette âme d'aller jusqu'au bout de son appel. A l'intelligence aimante et attentive aux paroles de l'Esprit de discerner l'usage du monde que sa vocation lui commande; à la volonté, réglée par la prudence surnaturelle, d'appliquer l'activité humaine aux oeuvres providentielles. Ascèse de l'intelligence qui récuse les autres voix; ascèse de la volonté qui se limite dans la jouissance matérielle du créé.
On retrouvera tout en Dieu. L'essentiel est d'être libre en face du monde, qui est au chrétien, comme le Chrétien est au Christ, et le Christ à Dieu.
rp Carré op+