la vieillesse..
Publié le 8 Novembre 2020
Les circonstances dans lesquelles se déroule la vie ont sans doute une importance fort grande; mais la circonstance par excellence, c'est la vie elle-même. Or, notre vie suit une courbe d'évolution qui nous amène à l'éternité par ces phases du temps qui s'appellent l'enfance, la jeunesse, l'âge mur, la vieillesse. Suivant l'état de développement du germe premier d'où est partie la coulée vitale, l'existence de chacun prend des caractères dont la succession a toujours rendu saisissante et mélancolique l'étude des divers âges de la vie.
Pour nous, la vieillesse seule peut être ici en question; car bien des fois nous avons évoqué les étapes montantes, et la maturité, c'est ce que nous décrivons quand nous envisageons simplement le cas humain. Mais pour cet âge où la vie semble se retirer , abandonnant peu à peu sa richesse, il y a lieu de formuler une règle qui nous permette d'apprécier et de régir nos derniers états.
La vieillesse, que chacun veut atteindre et dont tout le monde se plaint, parait bien être une déchéance et un évanouissement de tout ce qui fait l'intérêt de vivre. Le corps se tasse et se détériore, les facultés faiblissent en même temps que la chair, les sens s'émoussent, la mémoire cède, les souvenirs rétrogradent, l'esprit perd son mordant et sa promptitude, la vie se rétrécit, l'ardeur tombe, nos possessions vitales s'amoindrissent et l'on dirait qu'elles ne nous intéressent plus, la société des hommes se réduit pour nous à quelques intimités qui peu à peu s'éclaircissent, et la fréquentation des choses ne nous offre plus, au lieu des larges utilisations de jadis , que l'attrait fréquemment accru, il est vrai, d'un spectacle. Autour de nous coule toujours l'intarissable flot de la vie universelle; mais la cruche est fêlée et nous ne puisons plus notre part.
Pour le matérialisme et l'incrédulité, en effet, la vieillesse est affreuse. Il faut toute l'épaisseur de nos illusions pour nous cacher ce qu'elle signifie, disons ce qu'elle montre, à peine et tristement déguisé. Cadavérisation lente, mort à petit feu, décès infligé sous mille formes macabres, solitude de tombe qui peu à peu s'étend par les départs et les défections, respects annonciateurs, égards qui sans le vouloir et plus ou moins pieusement vous ensevelissent: c'est le bilan. On vous souhaite vivre longtemps encore; on vous dit " toujours jeune " afin de marquer depuis combien de temps vous l'êtes plus. On vous signifie par une sorte d'étonnement quotidien que votre présence ici est comme un miracle, certains aimeraient dire: une inconvenance. Ceux qui luttent contre la décrépitude avec trop de zèle l'accentuent, et ils en accentuent surtout l'impression, qui peut devenir d'un comique lugubre.
Que de pauvres femmes maquillées et emplumées ont l'air de corbillards à panache! Quel service quelqu'un leur rendrait en leur disant, si elles pouvaient l'entendre : Pauvres femmes, sachez donc mourir!
Vue de ce côté, la vieillesse ne se défend pas; la vieillesse sent le cadavre; c'est la Faucheuse qui écarte son suaire et nous laisse voir, comme dans les Danses des Morts du XVème siècle, une lamentable chair qui s'effrite.
Mais une autre vision se présente au chrétien.
La vieillesse, envisagée à la lumière de foi, n'est plus un recul de ce qu'appelle et retient désespérément notre soif de vivre; c'est au contraire un accroissement et une confirmation d'espérance; c'est le voisinage de ce qui n'était que figuré par l'ardente vie; c'est la terre qui apparaît après une navigation lointaine; c'est le voile d'illusion qui se déchire, dégageant au regard les réalités suprêmes.
La vieillesse c'est l'approche de Dieu.
Dans la décadence des membres, on ne doit voir alors, au lieu d'une chute pièce à pièce sans compensation, que la livraison progressive et confiante d'un être consacré, attendu et qui trouvera, dans le sein de la Mère universelle , une nouvelle naissance.
Le vieillard qui revient vers la source première
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants.
Les jours changeants ont nécessairement leur fin: c'est la vieillesse, avec la perspective de la mort; mais les jours éternels nous rassurent. Si les saisons de la nature ne se reprenaient pas, l'hiver, en dépit de sa beauté, n'apporterait à la terre que regrets; sa parure, au lieu du lange discret, ne serait plus que le drap funéraire. Mais le printemps est toujours aux portes; l'orient ne s'endort pas; c'est pourquoi, comme témoins d'une vie qui toujours et toujours se renouvelle, toutes les saisons sont belles; nulle n'est déshéritée, moins que toutes, à certains égards, la dernière. Ainsi l'hiver des hommes acheminé vers le printemps éternel, en prend la couleur; la cime de neige au couchant s'empourpre, comme elle se dore quand, sur le matin bleu, elle allume sa lampe et éteint les étoiles.
La plus belle des saisons est celle qui porte le plus d'espérance, et l'espérance d'immortalité est le lot spécial de cet hiver: la vieillesse.
La descente vers la fosse, à force d'être une vérité partielle, est une illusion; nous montons, et le vieillard, dût-il précipiter sa chute par sa faute, est à un sommet; il touche au plein ciel; s'il n'en a pas le sentiment , c'est qu'il est infidèle à son âme.
Au fond, notre âme , bien qu'entravée dans son fonctionnement par les infirmités de la vieillesse, continue ses acquisitions aussi longtemps que son bon vouloir se maintient et que son idéal supérieur l'actionne; elle peut sans cesse grandir; son oeuvre n'est jamais achevée; il n'y a pour elle ni expérience décisive ni borne qu'on ne dépasse point; unie à l'Esprit qui renouvelle incessamment toutes choses, esprit elle-même, elle peut recevoir l'impression de Dieu en une succession d'états qui ne prête à aucune déperdition ni à aucune déchéance :" l'homme de vétusté se corrompt, dit saint Paul, l'homme du dehors; mais l'homme intérieur de jour en jour se renouvelle." ( II Co. IV,16)
Jamais donc il n'y aura nulle raison de perdre espoir et de s'abandonner à un sentiment de défaite. La jeunesse n'est pas jeune pour autre chose que cette sécurité.
On est jeune en raison d'un espace devant soi, d'un lendemain qu'on sent gros de promesses: puisque telle est la vie jusqu'au bout et que l'espoir suprême est au contact des suprêmes années, la jeunesse est pour nous perpétuelle et sans cesse croissante.
Le vieillard est l'enfant du ciel.
Toute la question est que le païen qui sommeille en chacun de nous n'aille pas gagner le chrétien, en cette extrémité où la vie catholique doit rassembler toutes ces énergies pour conclure. Si l'on ne craint pas de voir tomber les fleurs de la jeunesse, les feuilles même de l'automne chenu, c'est qu'on attend les fruits et les graines. Les oeuvres du vivant le suivent; elle l'accompagnent comme le panier du vendangeur, de cep en cep. Pour que, arrivé à la lisière de la vigne, on gagne le cellier avec allégresse , il faut que la récolte soit tout du long copieuse et de prix. N'allons donc pas abandonner à la stérilité ce qu'on appelle d'un mot à double entente et qui parfois est si mal compris , " les années de grâce".
Les vieux moines, les vieux saints sont les témoins dans la chrétienté, de cette verdeur tenace et de ce progrès sans déclin du spirituel dans une chair qui s'étiole. Les Anciens avaient leurs Nestors; le vieil Horace et don Diègue nous ravissent; Booz et Siméon nous annoncent le jour chrétien; mais avec Jean l'Evangéliste et la Vierge s'inaugure la lignée des vieillesses sanctifiées qui seront l'ornement de l'Eglise et le joyau d l'histoire.
Jésus n'a pas vieilli; mais à regarder ceux que son Esprit pénètre, on peut juger de ce qu'eût été son grand âge à lui et de quelle façon la vie qu'il instituait doit finir.
Les vieux saints ont toujours paru d'une verdeur charmante; comme autrefois les poètes, juvéniles indépendamment de leur âge, aimaient à se dire les nourrissons des muses, ils sont, eux, les nourrissons de Dieu. A mesure que leur corps baisse et tend vers la terre, ils épurent et dégagent leur âme. L'oiseau, quand il s'avance vers le bout de la branche et la sent fléchir, s'en détache et déploie ses ailes. La lumière de leurs yeux devient plus calme; elle répand la sérénité, et l'on voit s'épanouir la clarté qui se concentrait jadis avec tant d'ardeur. La simplification de leur vie extérieure profite à la vie du dedans , qui a su s'établir et brûler de sa flamme propre. Une candeur délicieuse et fine plaide pour une jeunesse d'âme que l'enfance même ne pouvait montrer; car l'enfance a trop de désirs, trop de passion se mêle à ses élans. Toute folle requête étant ici abolie et toute passion éteinte, le vieux saint est pleinement candide, il est exquisement jeune et son âme en croissance prend une conscience plus clair de son cas divin, comme autrefois, par la croissance du corps, il avait pris conscience de son cas humain.
D'autre part, saintement détaché, il est tout prêt à la bienveillance souriante; il juge avec sérénité; il excuse facilement; il croit sans peine au mérite sans se duper d'apparences; il est expérimenté non comme le viveur qui ne croit plus à rien, mais comme celui qui sait la fragilité, les aspirations, la générosité et la misère des êtres. A l'égard des générations qui montent, il nourrit des complaisances paternelles ; il médite, en les regardant , sur ce qu'il fît et qu'il ne peut plus faire; il se résout à agir désormais par les jeunes plus que par soi; il leur cède la victoire et il en goûte la joie par procuration.
Il n'est donc pas boudeur, rétracté, maussade, ni encombrant ; il se retire discrètement des groupes juvéniles, prend sa place à l'écart, mais à distance courtoise, prêt à parler, prêt à se taire, prêt à sourire et prêt à s'attrister sans éclat. Il n'est à charge ni à soi, ni aux autres; car en dépit de ses amoindrissements, sa raison de vivre éclate. Il n'est pas de ceux qu'on rêve d'expulser. Laissant la place aux jeunes, il la leur rend plus confortable et plus belle; il appuie leurs espoirs et leurs créations neuves aux solides établissements qu'il maintient, plein de sagesse, s'il n'est plus apte à bâtir ni à ouvrir de nouveaux chemins. Aussi est-il récompensé par la vénération et par l'amour; seuls quelques mauvais coeurs le déçoivent. Toutes les vies de patriarches nous montrent autour d'eux un groupe de pieux disciples. Les plus belles et les plus heureuses périodes de l'histoire sont celles où la vieillesse est tenue en honneur et elle-même s'honore; les plus chrétiennes générations et les milieux les plus religieux sont ceux où cette réciprocité est plus active. Cela se comprend; car la vieillesse représente des réalités qui, vénérées et respectées dans la vie du vieillard lui-même, relèvent les moeurs et réchauffent les pensées religieuses.
Le vieillard, c'est le sénateur antique, nom illustre, et le presbytre des âges évangéliques, nom de gravité et de douceur . Il figure la paternité, comme les fleuves envahis d'enfants des sculptures romaines; il est l'image de l'autorité, à condition d'en sentir la couronne de vertus. Il préside dans les assemblées; on se lève devant lui comme devant son maître.
" Lève-toi devant une tête blanche, dit la Bible, honore le vieillard, crains ton Dieu, je suis Jéhovah." (Lévitique XIX,32)
RP Sertillanges OP +