l'enfant prodigue
Publié le 14 Mars 2023
En vivant à la dérive, le fils prodigue finit par dilapider tout le patrimoine qu’il avait reçu de son père. Quand il eut tout dépense une famine sévère survint en cette contrée et il commença à sentir la privation (Lc 15,14).
Dans cette contrée lointaine, éloignée de Dieu, la famine règne toujours, car la terre ne peut rassasier un homme affamé et sa nourriture ne fait qu’accroître sa faim. La terre peut à peine satisfaire la faim des animaux sans conscience, mais nullement celle des hommes.
Dans cette contrée lointaine où règne toujours la faim – pour le pécheur qui a complètement oublié Dieu et dilapidé toute la force vitale que la miséricorde divine lui avait accordée avant la séparation, s’installe une grande faim, une faim telle que la terre avec toutes ses possibilités ne peut satisfaire, même furtivement.
Il en est ainsi, de nos jours aussi, avec tout pécheur, qui se livre avidement et entièrement à la terre, au corps et aux plaisirs charnels. Il arrive un moment où le pécheur se trouve dégoûté par la terre, le corps et tous les plaisirs terrestres et charnels. Tout cela devient répugnant et abject pour lui. Il se met alors à se plaindre du monde entier et à maudire l’existence. Avec une force desséchée dans le corps et dans l’âme, il se sent comme un roseau creux et sec, à travers lequel souffle un vent froid.
Tout lui semble sombre, dégoûtant, répugnant. Dans une telle situation, il ne sait que faire de lui-même. Il a cessé de croire dans cette vie, et a fortiori dans l’autre vie, qu’il a oubliée, tout en méprisant cette vie-ci. Que faire maintenant? Où aller? L’univers lui semble étroit. Et il n’y a pas d’issue pour en sortir.
Le tombeau ne signifie pas sortie, mais entrée.
C’est dans cette situation désespérée que se manifeste le diable, qui n’a cessé jusque-là d’être avec lui, le guidant d’un mal à un autre, en cachette et sans prévenir. Maintenant, il s’annonce à lui, le prend à son service et l’envoie garder les cochons dans ses champs. Il est en effet écrit: Il alla se mettre au service d’un des habitants de cette contrée, qui l’envoya dans ses champs garder les cochons (Lc 15, 15).
C’est ce qui se passe avec tout fils désobéissant, qui s’est éloigné de son père; après avoir quitté son père avec de grands et fiers plans sur sa fortune future, il finit par devenir serviteur d’un homme pire que lui-même, porcher au milieu des cochons d’un autre.
Mais sous l’identité d’un des habitants de cette contrée, il est indubitable qu’on sous-entend le diable. Bien qu’on le désigne ici comme un homme habitant cette contrée, tout comme le père est désigné aussi comme un homme, il constitue une image tout à fait contraire à celle de l’homme-père, dont le fils insensé s’est éloigné. Il est un homme, mais non un homme du royaume céleste, mais un homme d’un royaume tiers, le royaume des ténèbres et de l’horreur, de la puanteur et des flammes, le royaume du démon.
Chez le premier homme-père, le pécheur était appelé fils, mais chez ce troisième homme-démon, l’homme est appelé serviteur; chez l’homme-père, il était riche à profusion, mais chez l’homme-démon, il est affamé, tellement affamé qu’il veut manger des caroubes qui poussent dans le sol et dont se nourrissent les cochons ;
mais cela aussi lui est impossible. Il aurait bien voulu se remplir le ventre des caroubes que mangeaient les cochons, mais personne ne lui en donnait (Lc 15,16). Le terme de caroubes désigne en fait les mauvais esprits qui habitent le royaume du démon. Car les mauvais esprits symbolisent toutes les impuretés et le symbole de l’impureté est visible par tous.
Quand le Seigneur a expulsé les mauvais esprits des insensés à Gadara, Il les a chassés dans le corps de cochons. De même que les cochons fouinent dans la terre, de même les mauvais esprits fouinent dans l’homme jusqu’à ce qu’ils y trouvent une impureté spirituelle susceptible de leur servir de nourriture. Sous le mot de caroubes, on doit comprendre toutes les impuretés de l’homme intime : les mauvaises pensées, les souhaits pervers, les intentions égoïstes, les péchés, les vices, les passions, surtout les passions. Tout ce qui affame et dessèche l’âme humaine nourrit et fait grossir les mauvais esprits. Tout ce qui pousse dans les ténèbres de l’âme humaine, non éclairée directement par la lumière divine, comme poussent les caroubes dans l’obscurité du sol, tout cela constitue la nourriture impure des mauvais esprits. Mais même cette nourriture, les mauvais esprits ne l’ont pas donnée au mercenaire du démon. Ils l’ont en effet nourri avec cette nourriture tant qu’il n’est pas tombé complètement dans leur pouvoir ; quand il se retrouva totalement entre leurs mains, il leur fut inutile de le nourrir avec quoi que ce soit. Leur nourriture était du poison, et il fut ainsi complètement empoisonné. Et voilà que son poison leur servait de nourriture. Ils rongeaient son âme, n’attendant que le moment où l’âme se séparerait du corps pour pouvoir alors se délecter de ses très grandes souffrances dans les ténèbres extrêmes. Comme le dit le prophète couronné: L’ennemi pourchasse mon âme, contre terre il écrase ma vie; il méfait habiter dans les ténèbres comme ceux qui sont morts à jamais (Ps 142,3). Le fils prodigue était comme mort, même avant sa mort charnelle !
Mais à cet instant de désespoir extrême du fils prodigue, de faim extrême et d’horreur extrême, apparut en lui une étincelle. Une étincelle inattendue et oubliée ! D’où vient cette étincelle dans un charbon de bois éteint? D’où vient cette étincelle de vie dans un cadavre?
Cela vient du fait que, comme on l’a dit au début, lors du partage avec le fils, le père avait donné à ce dernier un peu plus que ce qui lui appartenait. Il lui avait donné, outre la poussière, une étincelle de conscience et d’intelligence. Comme si le sage et miséricordieux père s’était dit à lui-même, au moment de donner sa part d’héritage au fils cadet: ajoutons-lui ceci: un peu de conscience et d’intelligence ; précisément quelque chose de ce dont il veut se séparer. Cela ne fait rien, il en aura besoin. Il part vers un pays froid et exposé à la famine ; ce n’est qu’au moment des plus grandes souffrances que cette petite étincelle pourra lui montrer la voie de retour menant à moi. Cela ne fait rien, qu’il emporte cela; en vérité, il en aura besoin. Cette étincelle le sauvera.
Et voilà que cette étincelle a jailli dans le brouillard le plus dense, à la douzième heure, quand le fils prodigue était descendu dans le troisième royaume, et qu’il s’était livré au diable pour être son serviteur. Telle une lampe magique, s’alluma en lui la lumière longtemps oubliée de la conscience et de l’intelligence. Et devant cette lumière, il rentra alors en lui-même (Lc 15, 17).
Devant cette lumière, il vit enfin le gouffre dans lequel il était tombé, toute la puanteur qu’il avait respirée et où il avait vécu, toute la laideur de la société à laquelle il avait été mêlé. Devant cette lampe mystérieuse, soutenue dans son âme par la main de son père, il se réveilla de son terrible rêve et se mit à comparer la vie menée jadis auprès de son père et la vie qu’il venait de vivre.
Rentrant alors en lui-même, il se dit: Combien de mercenaires de mon père ont du pain en surabondance, et moi je suis ici à périr de faim ! Je veux partir, aller vers mon père et lui dire: «Père, j’ai péché contre le Ciel et envers toi, je ne mérite plus d’être appelé ton fils, traite-moi comme l’un de tes mercenaires. »
Il partit donc et s’en alla vers son père (Lc 15, 17-20).
Dès que l’étincelle a flambé dans l’âme du fils prodigue, et dès qu’il a comparé la vie menée auprès de son père et celle vécue dans un pays étranger, il fut rapide à se décider: Je veux partir, aller vers mon père ! Je veux partir, se dit-il, car il avait vu sa terrible déchéance.
Il n’existe pas de troisième voie : ou bien sombrer de plus en plus bas dans le gouffre du démon ou s’élever vers son père. Or, son père est riche, très riche ; chez lui on ne souffre jamais de la faim, ses mercenaires ont du pain en surabondance, alors que moi, son fils, je meurs de faim. Le pain représente la vie, tandis que les mercenaires sont des êtres inférieurs à l’homme, créés par Dieu comme des animaux et autres créatures.
Le fils prodigue était tombé au-dessous du niveau des animaux et voulait mener une vie au moins semblable à celle des animaux. Les animaux sont des êtres dépourvus de liberté, et Dieu les dirige exclusivement selon Sa puissance et Sa volonté. A eux aussi, Dieu donne la vie, prend soin d’eux et satisfait leurs besoins. Mais le fils prodigue a dilapidé dans la débauche même la force vitale que Dieu donne aux animaux, et dont les animaux n’abusent pas.
J’ai péché contre le Ciel et contre toi. Ici, le Ciel désigne tout d’abord les saints anges de Dieu en général, en particulier l’ange gardien; puis en second lieu, les dons de Dieu que Dieu accorde à tout homme et qui représentent le ciel, même chez les pécheurs car je me complais dans la loi de Dieu du point de vue de l’homme intérieur (Rm 7,22). Le fait que le ciel représente les anges de Dieu est confirmé par les paroles du Seigneur: C’est ainsi, je vous le dis, qu’il naît de la joie devant les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se repent (Lc 15, 10).
Quand il naît de la joie pour ceux qui se sont repentis, il y a aussi de la tristesse pour les pécheurs non repentis. Tout emplis d’amour et de fidélité envers Dieu, les saints anges considèrent tout péché contre leur Créateur comme commis contre eux-mêmes. Le fait que le ciel désigne aussi les dons spirituels, qui sont dans l’homme grâce à Dieu, est illustré par les paroles de l’apôtre Paul :
Ou bien ne savez-vous pas que votre corps est un temple du Saint-Esprit qui est en vous et que vous tenez de Dieu ? Et que vous ne vous appartenez pas ? (1 Co 6, 19). Cela est encore plus évident dans ces paroles du Sauveur: Le Royaume de Dieu est au milieu de vous (Lc 17, 21). Ainsi, quiconque commet un péché contre Dieu, commet aussi un péché contre les anges de Dieu et contre le juste qui est en lui et qui vient de Dieu, donc du ciel. C’est pourquoi le pécheur dit : J’ai péché contre le Ciel et contre toi.
Tandis qu’il était encore loin, son père l’aperçut et fut pris de pitié; il courut se jeter à son cou et l’embrassa tendrement (Lc 15,20).
Tel est l’amour infini et très doux de Dieu ! Son pardon et Sa joie sont maintenant aussi grands que Sa patience envers le pécheur.
A peine le pécheur s’est-il repenti et mis en route vers Dieu, que Dieu vient vite à sa rencontre, l’accueille, le serre dans les bras et l’embrasse. Grande est la joie d’une mère quand elle voit son fils se redresser; grande est la joie du berger quand il retrouve la brebis perdue ; grande est la joie d’une femme quand elle retrouve l’argent perdu ; mais rien de tout cela ne peut se mesurer à la joie de Dieu, devant le repentir du pécheur et son retour vers Dieu.
À peine le repentir a-t-il surgi dans notre cœur, et alors que nous sommes encore loin, loin de Dieu, que Dieu nous a déjà aperçu et, plus rapide que la lumière du soleil qui s’élance vers une contrée ténébreuse, Il vient à notre rencontre.
À la rencontre de l’homme nouveau qui, par le repentir, naît en nous!
Seigneur, s’exclame le prophète devant l’Omniscient, tu perces de loin mes pensées (Ps 138,2) !
Le Père céleste se précipite à notre secours, nous ouvre les bras et nous soutient, afin que nous ne retombions pas en arrière, dans le gouffre du démon, dans le champ des cochons, dans le pays de la faim.
Approchez-vous de Dieu et Dieu s’approchera de vous, dit l’apôtre Jacques (Je 4, 8).
Oh, secours le plus rapide! Oh, mains les plus bénies!
Si nous n’avons pas encore éteint la dernière étincelle de conscience et d’intelligence en nous, il faut avoir honte devant un tel amour de Dieu, il faut nous repentir le plus vite possible et nous hâter les yeux baissés, mais le cœur relevé, d’embrasser notre Père offensé.