Publié le 21 Mai 2012
Frère André-Junien,
vous êtes moine bénédictin dans le premier monastère créé en Occident. Votre communauté est organisée autour de la règle de Saint Benoît. Quels sont, d’après-vous les thèmes les plus forts, c’est-à-dire mieux adaptés, de cette Règle au regard des vicissitudes de notre époque ?
Une règle de vie permet à tous ceux qui l’adoptent de vivre en harmonie entre eux et grâce à cette référence commune d’avoir une vision partagée permettant de surmonter bien des obstacles et des difficultés liés aux différences de sensibilités, de caractères, d’opinions, d’intérêts personnels.
De plus, quand ce que met en avant cette règle de vie touche d’abord la relation à l’Autre et aux autres (le premier mot de la Règle est « Ecoute » : « Ausculta » en latin), et le bonheur (Dans les premières phrases du Prologue se trouve la question posée au lecteur) : Quel est celui qui désire la vie et voir des jours heureux ? (Pr.15).
N’est-ce pas aller à l’essentiel et rejoindre les aspirations les plus profondes chez tout homme ?
Pour cela, la Règle nous invite d’abord à nous centrer sur l’Absolu, le Seul, l’Unique Absolu, que nous nommons Dieu, Créateur de toutes choses, que les chrétiens confessent comme une Triade : Père, Fils et Esprit, et qu’ils définissent comme l’Amour et qui s’est révélé dans l’histoire d’un Peuple et à la fin par son Envoyé, son Fils fait homme, Jésus de Nazareth, le Messie annoncé par les Prophètes.
Le recours à cet unique et indépassable Absolu qu’est Dieu, le Père, le Fils et le Saint Esprit, libère des idoles, et la première forme d’idolâtrie, la plus répandue, est l’égoïsme, à laquelle on peut lier aussi la présomption.
Avant tout, dit le début du Prologue de la Règle, demande-Lui par une très instante prière qu’Il mène à bonne fin tout bien que tu entreprennes (Pr.4 ; cf.Pr.18 ; 29-31 ; 41). Cela rappelle la parole de Jésus dans l’évangile de Jean : Demeurez en moi, car sans moi, vous ne pouvez rien faire (Jn.15,5).
Dans cette Règle de vie, un autre thème central se rattache directement aux deux premiers mentionnés, c’est celui de « la vie véritable », la vie céleste et éternelle, qui nous est promise par Dieu et son Envoyé, après notre séjour sur terre, après notre mort physique.
L’absence pour beaucoup de nos contemporains de perspective d’un au-delà, les acculent souvent au découragement, à la dépression, au désespoir, à la révolte, à la violence.
Le Prologue de la Règle évoque cet avenir éternel en des termes bibliques variés : si tu veux avoir la vie véritable et éternelle (Pr.17) ; Voyez comme le Seigneur lui-même nous montre le chemin de la Vie (Pr.20) ; méritons de voir un jour Celui qui nous a appelés dans son Royaume (Pr.21) ; si nous voulons habiter dans le Tabernacle de ce Royaume (Pr.22 ;23) ; Si nous sommes désireux d’éviter les peines de l’enfer (« punition éternelle » : Pr.7) et de parvenir à la vie éternelle, courons et faisons dès maintenant ce qui nous profitera pour toute l’éternité (Pr.42,44) ; Garde-toi de quitter « la Voie du Salut » (Pr.48).
Cette Règle n’est que la mise en application d’un texte fondateur qui a révolutionné le monde et que le monde d’aujourd’hui (le nôtre) semble royalement ignorer ou du moins coupablement négliger : orgueil démesuré ou aveuglement suicidaire ?
C’est pourquoi dans le Prologue retentissent ces autres appels : Ouvrons les yeux à la lumière qui divinise (Pr.9) Que celui qui a des oreilles entende ce que dit l’Esprit (Pr.11).
Et quelques versets plus loin, le Prologue précise et dévoile son programme de vie : Sous la conduite de l’Evangile, avançons dans ses chemins (Pr.21)
Pour achever, le Seigneur attend de nous que nous répondions chaque jour par nos actions à ses saintes leçons (Pr.35).
Un dernier thème majeur mérite d’être relever, c’est celui de la « lutte ». Tout cela : « Chercher Dieu », « vivre la fraternité », « aspirer à la vie véritable », « sous la conduite de l’évangile », au prix d’un dur « combat » contre soi-même et contre toutes les forces du monde-sans-Dieu, demande des efforts, du courage, des sacrifices, des renoncements, de la détermination, de la persévérance, voire de l’héroïsme.
Choisir l’absolu du Christ et de son Evangile, implique un combat héroïque contre son ego, contre ses propres passions, contre la soif de domination, contre les valeurs du monde telles que l’avoir, les richesses, le savoir, le pouvoir.
Chercher à entrer en relation vitale et salutaire avec « Dieu », et avec son prochain, tendre vers « la vie éternelle », avec l’aide de « l’Evangile » de l’amour, et pour cela être prêt à « se battre », voici quatre grands thèmes très actuels puisque plutôt délaissés et si loin des préoccupations des hommes de ce temps, et cependant si nécessaires et si urgents.
2- A l’heure du « zapping » comme mode de vie, pourquoi un engagement solennel monastique d’une vie terrestre a toujours sens pour vous ? Que diriez-vous aux plus jeunes qui voudraient tout essayer, entreprendre, sans exclusive et ne point se limiter à un engagement définitif ?
Le sens à donner à un engagement définitif et absolu est de l’ordre ontologique et relationnel : c’est parce que l’Absolu appelle l’absolu, la Sainteté appelle la sainteté, l’Amour appelle l’amour.
Quand Dieu s’adresse à l’homme, il le fait en ces termes péremptoires : c’est le premier commandement : tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force. « Aimer Dieu avec tout son être », voilà l’homme tel que Dieu le veut et pour quoi Il l’a fait.
L’homme est fait pour la totalité et tant qu’il se vautre dans la superficialité, l’éphémère, le clinquant, il ne peut se satisfaire, il ne peut être heureux, et ne peut atteindre son plein accomplissement.
Le zapping est un mode de vie errante, sans choix, sans stabilité, sans persévérance, sans ancrage, qui met tout sur le même plan, et où n’existe pas une valeur suprême, un centre de gravité, une relation exclusive permettant de vivre dans l’ordre, dans la paix, dans l’amour divin, dans la béatitude finale d’une manière anticipée.
Sans engagement total et définitif, on ne peut rester qu’à la surface des choses et des êtres, et d’abord de soi-même. Seul le don de soi-même sans réserve et sans retour peut nous faire entrer dans une spirale du don de soi qui aboutit au don de soi trinitaire, à l’Amour qu’est Dieu, l’origine de tout et la fin de tout.
3- Le monde économique pleure la chute des valeurs morales. Croyez vous, que sur le plan spirituel il existe une moralité autre que le respect de l’Autre, et si oui, laquelle ?
La conduite morale consiste à ne pas se laisser dominer par les passions, et la première d’entre elles est l’orgueil qui nous fait penser que nous n’avons pas besoin d’observer l’instruction divine du Décalogue, des dix interdits qui constituent l’ossature principale de toute vie morale, et la base indépassable de toute vie paisible en société.
Le Décalogue dénonce tous les maux moraux : l’idolâtrie, le mensonge, l’avidité, le meurtre, le vol, l’adultère, la concupiscence, l’envie des biens d’autrui.
Savoir conduire sa vie en fonction des autres et des contingences ne peut être laissé à la discrétion de chacun.
Aujourd’hui ce qui semble primer c’est l’intérêt personnel, souvent égoïste, et on peut être égoïste au niveau même d’une nation entière. Le souci du bien commun est sans doute ce qui devrait être le plus mis en avant. Le bien commun ne s’oppose pas au bien des personnes, mais au contraire le conditionne. Chaque jour nous le démontre : dans notre monde rien n’est isolé mais tout obéit à une loi de dépendance et de conséquences, la moindre action cachée a des répercussions mystérieuses mais réelles sur tout le reste…
A quand dans toutes nos écoles, de la maternelle à l’Université, une étude sérieuse et approfondie de ce texte primordial du Décalogue dont celui des « Déclarations des droits de l’homme » ne constitue qu’une pâle copie ?
4-Qu’est-ce que vivre pour vous ?
Vivre c’est être doué de cette existence humaine qui nous fait passer du néant et nous promet l’infini.
Encore faut-il reconnaître ce don formidable qu’est la vie et dont nous sommes les simples dépositaires. Bien des gens pensent en être les propriétaires exclusifs et sont portés à traiter la vie à leur guise : suicide, euthanasie, avortement…quel gâchis !
La vie sur terre n’est que l’antichambre de la vraie vie, comme la vie intra utérine n’est que la préparation de la vie humaine.
Ici bas, les hommes devraient se considérer comme des embryons d’êtres éternels.
La vie sur terre n’est pas toute la vie, elle n’en est que le commencement, le balbutiement, l’échafaudage, elle doit s’épanouir en vie éternelle.
Et si la vie éternelle est la participation plénière à la vie divine qui n’est qu’Amour, l’amour est le vrai sens de la vie et sa fin dernière, comme nous le révèle l’Evangile.
5- Satisfaire des besoins par la production de richesse est la clé de l’économie. Votre communauté fabrique le Scofa pour le vendre et permettre notamment à la communauté de faire face à ses obligations. Comment verriez-vous la hiérarchie de la matérialité au regard du recours à l’essence divine ?
Vie matérielle et vie spirituelle ne s’opposent pas, elles sont imbriquées l’une dans l’autre. Saint Benoît affirme dans la Règle : Ils seront véritablement moines s’ils vivent du travail de leurs mains à l’exemple de nos pères et des Apôtres ( RG.48,8). Le travail qui permet de produire des richesses est un des piliers de la vie bénédictine à qui le Moyen-âge a donné comme devise : Ora et labora.
Le travail non seulement est source de richesses matérielles mais aussi spirituelles : ainsi parlant du travail de la cuisine où les frères doivent se relayer, il est dit : Par cet exercice on acquiert plus de mérite et de charité (RB.35,2).
Le travail protège contre l’oisiveté (« ennemie de l’âme »), mais aussi est obéissance, service, amour des frères. En cela le travail acquiert une place, un rôle et un statut privilégié dans la tradition monastique, et est mis au même rang qu’une activité spirituelle comme la lectio divina.
Ainsi un frère qui ne peut passer tout son dimanche à faire des lectures spirituelles ou à prier, on doit lui donner un travail manuel pour l’empêcher de tourner en rond (RB.48,23).
Mais le travail ne doit pas être non plus une obsession, surtout si la cupidité s’en mêle. Pour ce qui concerne les prix des fruits du travail, précise la Règle, on veillera à ce que l’avarice ne s’y glisse pas. Au contraire on vendra un peu moins cher que les séculiers, afin qu’en toutes choses Dieu soit glorifié (RB.57,7-8).
6-U n moine bénédictin n’est pas seul. Quelle est sa plus précieuse et constante compagnie ?
L’un des plus grands théoriciens de la vie monastique (Evagre) donne cette définition du « moine » :
Moine est celui qui est séparé de tous pour être uni à tous. A mon avis, il faut compléter et couronner cette définition par cette autre : Moine est celui qui n’a regards que pour Dieu seul, qui n’a de désirs que pour Dieu seul, et qui ne voulant plaire qu’à Dieu seul, devient cause de paix pour les autres.
Le moine comme son nom l’indique ne s’encombre pas de préoccupations diverses, il reste unifié pour une seule chose : plaire à Dieu, servir Dieu qui l’a appelé à être son serviteur, Lui obéir, L’Ecouter dans sa Parole, et s’appliquer à accomplir Sa Volonté.
Aussi l’Ecoute assidue, amoureuse de la Parole divine, à travers les Saintes Ecritures principalement, mais aussi dans la liturgie, et dans les lectures communes faites au réfectoire, au chapitre, jusque dans le travail, est l’activité essentielle du moine.
Le moine vit avec la Parole de Dieu en tout temps, en tout lieu, en toutes circonstances, il en reçoit une nourriture surnaturelle, et y puise des forces toujours neuves, pain pour l’âme, lumière pour l’esprit, paix pour le cœur.