C'est-à-dire que le monde a atteint, d'une certaine manière, son terme.
L'achèvement du monde, la plénitude du monde est une chose acquise, dans le sacrifice accompli du Christ. Désormais, c'est la dernière du monde et ce qui reste, c'est l'usure de ce monde.
Les évènements plus ou moins douloureux, plus ou moins inquiétants, que nous connaissons ici ou là, à travers cet univers dans lequel nous vivons, ces évènements qui ne sont peut-être pas plus graves que ceux qui ont été vécus en d'autres siècles, ces évènements marquent l'usure de ce monde qui, petit à petit, se désagrège, qui, petit à petit, va vers sa perte.
Il y a un mystère de l'entropie spirituelle du monde, de cette déperdition d'énergie.
Cette usure du monde, qui est une usure biologique, une usure cosmique, n'est pas en même temps une croissance spirituelle. Ce n'est pas une marche vers le Royaume d'une manière triomphale, comme s'il y avait un progrès spirituel qui allait croissant. Le Christ nous a dit : "Quand le Fils de l'Homme reviendra sur la terre, trouvera-t-il encore la foi ?"
Et il semble bien, effectivement, que le nombre de ceux qui, explicitement, croient au Christ, confessent leur foi au Christ, n'aille pas en augmentant, mais plutôt en se rétrécissant, et que, après des périodes où l'on a pu croire à une expansion conquérante de l'Église à travers l'univers, il semble que nous soyons contraints, aujourd'hui, de nous rendre compte que c'est un mystère d'un petit groupe qui est, peut-être un ferment, peut-être une semence, mais une petite semence, une petite quantité.
Et autour de nous, ce qui est frappant, c'est non pas seulement l'hostilité, non pas la haine à l'égard du Christ, mais plus encore l'indifférence. Ces masses innombrables de nos frères, ici à côté de nous, que nous croisons chaque jour dans la rue, avec qui nous travaillons, à côté de qui nous vivons, que peut-être nous fréquentons, voire que nous aimons, et pour qui le Christ n'a aucun sens, n'a pas de signification. Tout dans leur vie, leurs peines, leurs joies, leur idéal, ce qui les enthousiasme, leur vie politique, professionnelle, familiale se déroule absolument en dehors du Christ, en dehors de Dieu, sans aucun rapport, sans aucune référence à Lui.
C'est bien, en un certain sens, cette usure du monde et pas seulement une usure cosmique, mais aussi une usure spirituelle, une usure qui va vers la mort.
Certes, le Christ est venu pour nous le révéler, cette mort n'est pas une fin. Au-delà de cette mort, il y a une résurrection. Au-delà de l'usure de ce monde, il y a le monde nouveau. Au-delà de l'apparente incrédulité des hommes, il y a cette aspiration mystérieuse dont ils ne sont peut-être même pas conscients et qui les entraîne, non pas malgré eux, mais un peu en dehors d'eux-mêmes, au-delà de ce qu'ils sont capables de connaître, de désirer. Certes, il y a cette espérance qui est plus forte que les apparences négatives, il y a cette promesse du Christ, cette certitude de sa victoire finale, définitive, totale, de cet accomplissement de toute chose en Lui. Mais, pour le moment, nous vivons plutôt un mystère de mort, un mystère de rétrécissement, un mystère de pauvreté.
Et alors, dans ce moment du soir, dans ce moment où l'on ressent davantage la solitude, dans ce moment où l'on se rend compte qu'on est peu nombreux, qu'on est peu de chose, qu'on ne compte pas beaucoup au niveau et à l'une des choses de ce monde, dans ce moment-là il y a un domaine qui est capitale, c'est de se tourner vers le Christ et de lui dire : "Reste avec nous, car il se fait tard, car c'est le soir !" Reste avec nous parce que c'est l'heure dangereuse, c'est l'heure des ténèbres, c'est l'heure où l'on a peur d'être seul, c'est l'heure où l'on sent le poids de la journée, le poids de la vie, le poids du péché. C'est l'heure où l'on est tenté par le découragement, peut-être le désespoir.
Et alors, il faut, comme le disait Isaïe, "chercher le Seigneur tant qu'Il est proche, nous approcher de Lui tant qu'Il se laisse trouver." Oui, le Seigneur est avec nous, sur la route, quelquefois à peine discernable, quelquefois totalement invisible. Son apparence ne nous est pas toujours familière. A certains moments, nous avons l'impression d'un étranger, mais Il est là, sur la route, avec nous. Et rien n'est plus important, rien n'est plus capital que de nous serrer près de Lui, que de le tenir par la main, que de Lui demander de rester avec nous, que de le chercher, pour le trouver, pour nous appuyer sur cette présence qui est notre seule force, notre seule espérance, notre seule certitude quand tout semble se désagréger autour de nous.
demandons-Lui de rester pour que nous ne soyons pas seuls et abandonnés au moment où nous sentons que le soir tombe et que l'heure se fait plus difficile.
Frère Jean-Philippe REVEL
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