Justice et miséricorde.

Publié le 10 Mars 2008



"Ce n'est pas la justice qui est sans miséricorde, c'est l'amour."

"L'amour pardonne tout, sauf une seule chose, qui est de ne pas être aimé."



 
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"Un homme ne serait pas capable de punir éternellement d'abord parce qu'il ne comprend pas l'éternité, et ensuite parce que toutes ses vertus sont courtes comme sa vie et étroites comme son coeur. Vous invoquez la bonté: savez-vous bien ce que c'est? Savez-vous que c'est la bonté qui met le sceau à la réprobation des pécheurs? Je vous étonne sans doute, mais écoutez-moi et connaissez enfin combien sont futiles les espérances et les raisonnements de l'homme contre les jugements de Dieu.

   Vous liez dans votre esprit l'idée de bonté à l'idée d'un pardon toujours possible et toujours accordé, quelle que soit la persévérance du méchant dans le mal; vous en faites ainsi un adversaire irréconciliable de la justice, et vous brisez en Dieu l'unité nécessaire de ses perfections. Je ne m'arrête pas à vous dire que c'est là une pensée sacrilège, qui détruit dans l'intelligence la notion métaphysique et morale de Dieu; mon dessein est d'aller plus loin au fond des choses et de vous faire voir, en définissant la bonté, comment elle s'accorde avec la justice pour assurer l'éternelle réprobation des pécheurs, une fois qu'ils ont perdu avec le temps de l'épreuve le temps de la réconciliation.

   Qu'est-ce donc que la bonté? La bonté, c'est l'amour gratuit. Celui-là est bon qui aime sans cause, qui aime le premier, qui aime avec ardeur, qui aime jusqu'à mourir: et tel est l'amour de Dieu.

   Dieu ne nous devait rien, puisque nous n'êtions pas;  il ne découvrait en nous aucune raison de nous aimer, puisque nous n'avons rien avant qu'il nous eût donné quelque chose; son amour pour nous, comme pour toute créature, était donc un amour gratuit, un acte d'infinie bonté. Or, écoutez bien, je vous prie: l'amour, tout bon qu'il est, j'oserais dire, tout aveuglément bon qu'il est, a partout un besoin qui est dans son essence et dont il ne peut s'affranchir: ce besoin de l'amour, c'est d'être aimé. L'amour pardonne tout, sauf une chose, qui est de ne pas être aimé. Je voudrais qu'il en fût autrement, si c'est votre désir; mais je me croirais tombé en démence de ne pas pardonner à l'amour ce besoin qu'il a d'être aimé. Et s'il ne l'est pas, que fera-t-il? Ce qu'il fera! Je vais vous le dire, en vous dérobant à vous-même, au fond de mon coeur, le secret de l'amour. Ou je me trompe, ou vous avez aimé, ne fût-ce qu'une fois. Je ne distingue pas en ce moment les affections légitimes de celles qui ne le sont pas; je les prends toutes, pourvu qu'elles soient sincères; dans les entrailles de leur réalité. Vous avez donc aimé, et je suppose qu'aujourd'hui même votre âme est sous l'empire de cette généreuse et terrible passion. Elle a choisi, elle s'est donnée, elle se dévoue tout entière; mais, ô douleur! on repousse ce don que vous avez fait de vous. Quelle sera votre ressource? Votre ressource sera de ne point vous lasser, d'espérer contre l'espérance de croire à l'efficacité d'un sentiment aussi fort que le vôtre.

   Ployez le genou, s'il est besoin; abaissez votre orgueil, que rien ne vous coûte pour persuader l'ingratitude et pour réduire l'insensibilité. Mais enfin, si vous ne réussissez pas que ferez-vous? Je vous donnerai un conseil que je tiens d'un grand moraliste: La Bruyère a dit: Lorsqu'on a beaucoup fait et beaucoup fait en vain pour être aimé, il y a encore une ressource, c'est de ne plus rien faire du tout.

   On a repoussé votre empressement, essayez l'abandon. Je n'entends pas un abandon d'épreuve, où la tendresse se ménage le retour. Après cela, ce dernier effort de votre âme étant demeuré impuissant, voici un jour ce qui se passera en vous: vous direz: Allons, sois homme, n'abuse pas plus longtemps de cette faculté d'aimer qui t'a été donnée d'en haut, retourne à la maison, prends ton âme et va-t-en/ Telle est l'histoire du coeur humain dans l'amour, et telle est aussi celle de Dieu; car, au ciel et sur la terre, l'amour n'a qu'un nom, qu'une essence, qu'une loi, qu'un effet.

   Dieu vous a prévenu d'affection de toute éternité. Vous n'êtes rien pour lui, rien pour l'univers, rien pour vous-même: il vous a choisi avant que vous fussiez. Ce corps dont vous profanez la grâce, c'est lui qui vous l'a donné comme un vase antique sorti tout pur de la main du statuaire. Au-dedans de ce chef-d'oeuvre sorti de ses amoureuses mains, il a mis une lumière vivante qui se lui à elle-même, et dont les rayons ont une affinité avec sa propre lumière afin que l'une et l'autre se recherchassent pour s'unir un jour dans l'extase d'une même flamme et d'une même éternité. Mais vous, fils ingrat d'une piété si gratuite, vous avez fui l'amour qui ne vous demandait que l'amour. Vous avez ramené sur vous l'adoration que vous lui deviez; vous avez fermé les yeux pour ne pas le voir, vos oreilles pour ne pas l'entendre, vos lèvres pour ne pas lui répondre.

   Dieu s'en est affligé: il a craint d'avoir trop peu fait pour vous, et descendant des ombres qu'il avait laissées sur lui, il est venu placer devant vous sa personne, sa voix, ses actes, sa vie, et, de peur que ce ne fût pas encore assez, il est mort sous vos yeux crucifié de vos mains. Cela fait, pour tout, il s'en est armé contre chacun: il poursuit l'humanité âme par âme, jour par jour, et ce n'est que vaincu et méprisé jusqu'à la dernière heure, qu'enfin il reprend son amour et s'en va pour jamais. Car l'amour, c'est sa loi, ne repasse point aux mêmes rivages, et une fois qu'il les a quittés, il n'y reparaît plus.

   Le Dante a mis sur la porte de son enfer cette funeste inscription/

   Par moi, l'on va dans l'éternelle douleur;
   Par moi, l'on va dans la cité de la plainte;
   Par moi, l'on va dans la nation perdue
   Vous qui entrez, laissez toute espérance.

  C'est l'éternelle justice qui m'a fait, et le premier amour.

  Si ce n'était que la justice qui eût creusé l'abîme, il y aurait un remède, mais c'est l'amour aussi, c'est le premier amour qui l'a fait: voilà ce qui ôte toute espérance. Quand on est condamné par la justice, on peut recourir à l'amour; mais quand on est condamné par l'amour, à qui recourra-t-on? Tel est le sort des damnés.

   L'amour qui a donné son sang pour eux, cet amour-là même c'est celui qui les maudit. Eh quoi! Un Dieu sera venu ici-bas pour vous, il aura pris votre nature, parlé votre langue, touché votre main, guéri vos blessures, ressuscité vos morts: que dis-je? Un Dieu se sera livré pour vous aux liens et aux injures de la trahison, il se sera laissé mettre nu sur une croix, et après cela, vous pensez qu'il vous sera permis de blasphémer et de rire, et d'aller sans crainte aux noces de toutes vos voluptés! Oh ! non, détrompez-vous, l'amour n'est pas un jeu; on n'est pas impunément aimé par un Dieu, on n'est pas impunément aimé jusqu'au gibet.

   Ce n'est pas la justice qui est sans miséricorde, c'est l'amour. L'amour, nous l'avons trop éprouvé, c'est la vie ou la mort, et s'il s'agit de l'amour d'un Dieu, c'est l'éternelle vie ou l'éternelle mort.

Carême 1851. Lacordaire.

Rédigé par philippe

Publié dans #spiritualité

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