Publié le 29 Juillet 2019

" Ni la vie, ni la mort, ni les choses présentes, ni les choses futures... rien ne pourra nous séparer de son amour."
Deux jeunes hommes au regard clair, à l'allure ferme, debout et la main dans la main, l'oeil fixé sur un but commun que chacun semble envisager avec une nuance de pensée et sous une impression qui lui appartient, mais qu'il communique, ce serait un assez bon symbole de l'amitié. Un statuaire en ferait un marbre.
Les éléments que j'y introduis ne sont pas choisis au hasard. Je n'admets que deux personnages, parce que l'amitié, en son idéal, exige tant de conditions que c'est déjà beaucoup espérer que de voir celles-ci réunies en deux êtres. " Il faut tant de rencontres à la bâtir, disait Montaigne, que c'est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siècles." Jugement excessif, à moins qu'on ne donne au mot un sens absolu qui ne convient pas à l'humanité. Mais qu'on puisse être aimé quand on est connu à fond; qu'on aime soi-même celui qu'on connaît à fond, et que ces deux cas si rares se rencontrent, s'emboîtent , respectés par la vie qui disperse tant, dominant les passions et les intérêts qui séparent tout: tout le monde comprend que cela n'est pas commun.
L'amitié a beaucoup de sosies; elle n'a guère de héros authentiques, et elle ne fait jamais groupe. " Mes amis , disait en souriant Aristote, il n'y a point d'amis."
J'ai supposé que mes personnages sont jeunes; non pour dire qu'il n'y ait plus d'amitié dans l'âge mûr ou dans la vieillesse: ce serait une contradiction, vu que par nature l'amitié est durable. Ceux qui cessent d'être amis ne le furent jamais, assurait saint François de Salles. Mais pour la formation de l'amitié , la jeunesse est autrement favorable. La générosité y est moins rare; les espérances toutes neuves invitent à lier partie en vue de départs qui plus tard nous trouveront lassés; les ambitions tendent moins d'embûches, et les passions plus vives, mais moins tenaces, s'accommodent mieux. Dans l'âge mur, on se lie déjà moins , et dans la vieillesse, on ne se lie presque plus, ne trouvant guère à mettre en commun que des souvenirs, des habitudes, qui prêtent moins aux échanges.
Il n'y a qu'un remède à ce déclin de nos pouvoirs d'aimer; c'est de se placer sur un terrain à l'égard duquel nous soyons toujours jeunes. L'amitié spirituelle, comme la conçurent les saints, peut se former au bord du tombeau. S'établissant au niveau de l'éternel, assurée que les années ne travaillent que pour nous, si nous savons en recueillir les valeurs morales, elle se trouve préparée à se faire un avenir du passé, au lieu de laisser ce dernier à sa mélancolie de campo-santo triste.
Quand la vie est au ciel , selon le mot de saint Paul, il n'y a pas de motif pour que le temps impose ses conditions, ni non plus ce qu'il mesure. On engagera de concert le voyage surhumain quand il plaira à Dieu de vous lier; on ne trouvera point d'obstacle dans le temporel dont on n'a cure; votre vaisseau aérien ne se heurtera qu'aux remous invisibles dont le pilote intérieur nous apprend à avoir raison, et la définition de Bossuet sera pleinement satisfaite: l'amitié est un commerce pour s'aider à jouir de Dieu.
A l'égard des simples chrétiens, qui mettent Dieu dans la vie sans lui accorder l'exclusivité, une part demeure de cette longévité des coeurs sanctifiés; mais la mesure en dépend de notre niveau intérieur. Pour le commun, l'amitié suit la loi commune: on se lie plutôt à l'âge des espoirs et des faciles désintéressements. Alors, regardant la vie avec confiance, on s'y engage avec fermeté. On est debout, comme nos jeunes hommes symboliques, la pupille adaptée au loin, la démarche solide, parce qu'on se sent arc-bouté; tranquille, parce qu'on sait qu'on verra à droite, fût-on à gauche, qu'on pourra voir en même temps à droite et à gauche , ayant doublé ses ressources aussi bien que son regard.
On se tient la main pour dire, comme Dominique à François d'Assise : " Tenons-nous ensemble et rien ne prévaudra contre nous", ce qui signifie: Soyons deux êtres en un seul être , deux moi dont chacun dit nous, deux corps doués d'une seule âme, deux arceaux pour une seule ogive, afin de porter , de supporter, de faire, de valoir, en un mot d'être ce que chaque isolé ne serait et ne pourrait à lui seul.
N'étant plus qu'un seul en deux, on transporte l'un dans l'autre l'instinct qui nous arrache à notre être. On se souhaite de longs jours, à déverser dans le jour sans déclin; on se souhaite une large vie, que viendra intensifier la vie avec l'Immense; on se fait du bien à chaque occasion et l'on s'en fait. On partage; on ne compte pas. On se sent heureux de mener la vie en commun, comme les membres sont heureux de communiquer dans des fonctions pleinement solidaires. On considère comme un évènement personnel ce qui arrive à l'autre, joie ou peine; on juge de même de cette couleur claire ou sombre des faits humains. Enfin, n'étant qu'un seul, on regarde vers un seul but et l'on aime ou se propose les mêmes choses, je dis à l'égard des grands objets.
Ne citions-nous pas le mot d'Augustin :" Dis-moi ce que tu aimes, je te dirai ce que tu es" ? Si nous aimons deux choses, parmi les grands objets de l'existence, nous sommes deux, irrémédiablement. Il faut la concordance des vouloirs, la concordance des amours, entre ceux qui entendent n'être qu'un pour valoir double.
Et c'est une grande raison pour qu'il n'y ait d'amitié que l'amitié vertueuse; car on ne peut vouloir durablement la même chose que si l'on veut ce qui ne change pas. Les objets des passions sont variables; nos intérêts se déplacent d'un jour à l'autre; ces choses-là ne tiennent pas à la personne en ce qu'elle a de permanent: sa valeur propre, ni en ce qu'elle a de central et de profond: son attirance à l'égard de la vérité de la vie.
S'aimer pour son plaisir, s'aimer pour son profit, ce n'est pas s'aimer l'un l'autre; c'est aimer son plaisir, son profit, et comme la coïncidence entre le plaisir ou le profit de l'un, le plaisir ou le profit de l'autre dépend de hasards et ne dure jamais longtemps, cet égoïsme à deux ne peut créer de liens solides. Seul le bien, qui est immuable, vous retrouve toujours d'accord. Les personnes étant autres, identique est alors leur cause; elles la plaideront avec des arguments qui pourront différer; mais l'identité des vouloirs profonds ne permettra plus les divergences irrémédiables.
Que veux-tu , frère, que je ne veuille, lorsque tu veux le bien? Tu cours à un but? j'en suis ! Tu t'opposes à un obstacle? j'accours, et je creuse la mine, j'allume la mèche avant même de demander: Que fais-tu là? Un adversaire t'atteint ? ta cuirasse est percée d'abord: c'est mon coeur. Je ne m'écarte de rien, je ne me soustrais à rien quand tu le veux, parce que je sais qu tu veux bien, et que je me retrouve moi-même tout conquis, dans ce que ton voeu profond identifie à ta personne.
Nous pensons chacun à part, il est vrai; mais nos coeurs ont le même rythme. Vois-tu le bien ailleurs que moi, volontiers je regarde où tu vois; tu feras de même. Après ce débat qui est une recherche après une lutte où
ce que je ne sais quel dieu qui voit qu'on soit vainqueur
a pour antagoniste le dieu de l'amour qui se plaît à la victoire de l'autre soi-même, tous deux ayant pour arbitre le Dieu suprême qui est Dieu de la vérité et du bien, nous sommes tout prêts à désarmer, n'éprouvant nulle blessure; nous emboîtons le pas ensemble vers ce but qui n'a pas changé, tandis que nous disputions du chemin.
De même , restant unis en dépit d'opinions diverses, on pourra rester unis en dépit de caractères divergents. Mes deux jeunes hommes, quoique faisant route ensemble, ne se ressemblent pas. Je les conçois bien plutôt se complétant: l'un plus actif, l'autre plus réfléchi; l'un théoricien, l'autre pratique; l'un artiste ou poète, l'autre songeant au pot-au-feu; l'un disposé aux excès de Cyrano, l'autre aux sagesses placides de Le Bret, sans qu'on cesse d'être sûr qu'on les retrouvera tous les deux à la fin de la pièce, unis , riches de souvenirs, ayant su éviter quelques fautes, en réparer beaucoup et payer les conséquences des autres d'un coeur qui ne compte pas quand il s'agit de souffrir, non plus que lorsqu'il s'agit de donner ou de recevoir des joies et des utilités.
Se ressembler et s'aimer, c'est se doubler en quantité; être dissemblables et s'aimer, c'est se doubler en espèce et en qualité. Or l'espèce enrichit plus que le nombre.
Soyons divers plutôt , quand il s'agit non de s'atteler comme deux boeufs bien appareillés, à une charrue immuable; mais de labourer aujourd'hui, demain, de courir un steeple, de mener à bien , à deux, les tâches variées de l'existence.
rp Sertillange op +