Seigneur, tu es le pauvre
Publié le 9 Janvier 2008
- Seigneur, tu es le pauvre
- Tu es le pauvre, le dénué de tout,
- tu es la pierre qui roule sans trouver le repos,
- tu es le lépreux hideux dont on se détourne
- et qui rôde autour des villes avec son grelot.
- Pas plus que le vent tu n'as de lieu
- et ta beauté cache mal que tu es nu
- et même le vêtement qu'un orphelin met en semaine est
- plus somptueux,
- car au moins il lui appartient.
- Tu es pauvre comme le besoin de naître d'un enfant
- dans une fille honteuse d'être mère
- et qui serre son ventre au risque d'étouffer
- l'autre vie qu'elle porte et qui tressaille en elle.
- Tu es pauvre comme une pluie printanière
- qui descend doucement sur les toits d'une ville
- et comme le seul vou chéri d'un prisonnier
- au fond de sa cellule à jamais hors du monde.
- Tu es pauvre comme les malades qui dans la nuit
- se retournent sans cesse et sont presque heureux
- et comme les fleurs entre les rails
- si tristes dans le vent confus des voyages
- et comme la main qui monte aux yeux pour cacher des
- larmes trop tristes.
- Et que sont, devant toi, tous les oiseaux qui
- tremblent?
- Qu'est-ce, devant toi, qu'un chien affamé?
- Qu'est-ce, pour toi la longue et silencieuse tristesse
- des bêtes
- abandonnées de tous dans la captivité?
- Et devant toi et ta misère
- que sont tous les pauvres des asiles de nuit?
- Ils ne sont que d'humbles cailloux,
- et pourtant comme la pierre de meule d'un moulin,
- ils donnent un peu de pain.
- Mais toi tu es vraiment le pauvre, le dénué de tout,
- tu es le mendiant qui se cache la face;
- tu es la grande lumière de la pauvreté
- auprès de qui l'or semble terne.
Rainer Maria Rilke, Traduction d'Arthur Adamov, Actes Sud, Hubert Nyssen, 1982, p. 25.
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