Je vis sans vivre en moi-même
Et j'espère une vie si haute
Que je meurs de ne pas mourir!
Vois combien l'amour est fort,
O vie, ne me sois pas hostile,
Vois qu'il ne te reste plus
Pour te gagner qu'à te perdre!
Vienne donc la douce mort,
Vienne la mort si légère,
Car je meurs de ne pas mourir!
ste Thérèse
Sans doute, chacun de nous y songe, plus ou moins fréquemment, plus ou moins réellement, mais n'y échappe pas. (On y est bien forcé quand les rangs s'éclaircissent autour de soi.)
Mais à quoi bon mettre en commun nos peurs, nos dégoûts, nos espoirs, nos doutes, attendu que, si nous sommes livrés à nous-mêmes, les conclusions ne sauraient représenter que des hypothèses dont nous sentons bien, les premiers, la fragilité et qui sont surtout des moyens provisoires dont nous nous gratifions afin de nous supporter de de poursuivre ce dur chemin?
Pascal - il est difficile de réfléchir là-dessus sans recourir bientôt à lui - a exprimé en trois monosyllabes définitifs l'impuissance humaine à l'entr'aide mutuelle dans ce moment crucial:" On meurt seul". Ceux qui ont éprouvé, pour leur compte, l'ironie cruelle qu'il y a dans l'expression courante "assister les mourants", savent bien qu'il faut en convenir; les gestes, la présence, les veilles, tout ce que l'amour invente au chevet d'un moribond, ne comble tout de même pas le gouffre qui se creuse. Nulle part ne se vérifie davantage la vérité du constat de Rainer-Maria Rilke: " Pour ce qui est de l'essentiel, nous sommes indiciblement seuls."
...
Au fond, la mort n'est rien, c'est mourir qui est la grande affaire.
Que dire à ceux qui renoncent aux lumières et aux appuis de la foi? Qu'ils tâchent de ne pas trop gâter la vie présente en détournant leur regard de la fin inéluctable. Le parti une fois pris d'en fini un jour - "Il va falloir quitter tout cela", soupirait Mazarin expirant - qu'ils s'en tiennent, s'ils le peuvent, dans ce présent qui fuit, au carpe diem d'Horace, avec pour seul objectif d'en cueillir sinon d'en épuiser la joie. Il faut reconnaître que cette politique de l'autruche est favorisée par une espèce d'incapacité à réaliser qu'on est personnellement en cause, de sorte qu'on n'assiste jamais qu'à une mort: la sienne.
L'homme sait qu'il meurt, mais son savoir ne lui en dit pas plus.
Il faut donner ici la parole à Péguy qui enchaîne à son insu, avec force surprenante, en rapportant ce mot d'un philosophe recueilli sur ses lèvres peu d'instants avant sa mort:
" Je sais que je vais mourir, mais je ne le crois pas. il entendait sans doute par ces mots qu'il connaissait,, qu'il prévoyait, qu'il préconnaissait sa prochaine mort d'une pleine connaissance intellectuelle, inévitable, mais qu'il ne la préconnaissait pas, qu'il ne pressentait pas sa prochaine mort d'une connaissance organique intérieure. On sait sa mort, on ne la croit pas, on n'y croit pas. C'est je crois l'un des mots les plus profonds que l'on ait prononcé depuis qu'il y a la mort."
Face aux "sombres défilés de la mort", selon l'image poétique de l'Ecriture, le chrétien n'est pas à ce point démuni.
La vraie réponse ne nous vient pas dans un langage qui apaise parce qu'il s'exprime noblement, mais un fait dont les quatre évangélistes nous ont laissé le récit de beaucoup le plus long et le plus circonstancié: la mort de Jésus.
Il serait vain de chercher en dehors de la mort du Christ la clef du mystère de notre propre mort. Les paroles elles-même de Jésus sur la vie et sur la mort n'ont de sens et de poids qu'en vertu du sacrifice du Golgotha, qui ne fait qu'un avec le sépulcre vide de la résurrection.
La garantie de notre victoire sur la mort n'est pas l'effet d'un raisonnement, d'une doctrine séduisante, d'une exaltation du coeur et des sens; elle repose sur un fait historique, réel, vérifié: la mort de Jésus et sa suite.
D'où vient que peu d'hommes soient aussi pénétrés de la certitude que la vie continue après la mort qu'il est évident qu'un ami, qui a refermé une porte derrière lui, existe toujours et vit dans la chambre d'à côté?
Pour bien des raisons, sans doute, parmi lesquelles les maladies de la foi - quand elle n'est pas morte elle-même - doivent compter. Mais aussi à cause d'un malentendu qui fait confondre la réalité authentique de la mort, qui est un changement d'état et de condition, avec les scories et les décombres de l'opération. (Nous disons "les restes", les restes mortels.
Il est certain que si l'on s'attache à la dépouille au point de perdre de vue l'essentiel, il n'y a plus qu'amertume,, horreur et désespérance. ...
La vérité, c'est que l'Eglise, qui a reçu les paroles de la vie éternelle, est la seule qui sache se tenir devant la mort.
Sans rien nier ni méconnaître de ce qui tombe sous l'expérience immédiate, elle assume toute la vérité, y compris la part qui échappe à l'immagination, mais relève d'autres facultés non moins humaines, en tout cas moins fallacieuses.
La liturgie des défunts ne parle, avec respect et tendrese, que de sommeil, de vie, de résurrection.
Mors et vita duello
conflixere mirando
Dux vitae mortuus
regnat vivus.
"Mort et Vie se sont affrontées - en un duel étonnant - Le Maître de vie est mort - le voici vivant qui règne.
Non, on ne peut pas parler de la mort. On peut faire des mots sur la mort. L'autre jour, en passant par hasard au cimetière Montparnasse devant la tombe d'Edouard Estaunié, il me revenait que l'auteur de l'infirme aux mains de lumière avait écrit que la mort a ceci de pénible qu'elle atteint presque toujours les vivants par ricochet.
L'on peut crâner en face d'elle, comme cette princesse de France: "Fî de la vie! Qu'on ne m'en parle plus."
Ou la flatter:"La Mort! ce mot ne répand cependant rien de sombre dans ma pensée; elle m'apparait couronnée de roses pâles, comme à la fin d'un banquet." Ou bien l'appeler sincèrement tel Modigliani qui répétait souvent à ses amis:" La mort est la plus belle aventure de la vie!" On peut attendre avec la familiarité paysanne et tranquille de Péguy, la dernière femme de ménage:" La mort vient, elle a donc fait le ménage; pour la dernière fois elle a balayé le plancher, elle a mis en ordre les oeuvres. Elle a aussi mis en ordre l'auteur. Elle a rangé les oeuvres..."
Pour un disciple du Christ, la mort c'est, à l'exemple de son Maître, passer de ce monde au Père:" Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde au Père.." écrit saint Jean. C'était l'appel de saint Ignace d'Antioche:" Il n'y a plus qu'une eau vive qui murmure au-dedans de moi et me dit: Viens vers le Père." L'évêque d'Antioche voué au supplice parlait de naissance et de vie là où d'ordinaire on ne voit que fin terrifiante et mort:
"Mon enfantement approche. Pardonnez-moi mes frères; ne m'empêchez pas de vivre, ne veuillez pas que je meure. Celui qui veut être à Dieu, ne le livrez pas au monde, ne le séduisez pas par la matière. Laissez-moi recevoir la pure lumière; quand je serai arrivé là, je serai un homme. Permettez-moi d'être un imitateur de la passion de mon Dieu."
Naguère, il semblait parfois à Julien Green, que la mort ce n'était presque rien:
"23 février I933"
Souvent, en pensant à la mort, je me dis que ce sera comme un réveil. Il y aura quelqu'un qui me dira :"Eh bien! tu as vu ce que c'était. Qu'est-ce que tu en penses? Ce n'était pas la peine d'avoir peur! Et l'on m'interrogera comme on interroge un voyageur qui revient de loin. Mais je ne me souviendrai que de l'amour."
Le chrétien qui vit du Christ en esprit de foi et d'amour, n'aura sans doute rien de plus à dire, mais il éprouvera, pour son compte que la mort n'est plus l'ennemie qui guette sa proie, mais la compagne avec laquelle il fait bon cheminer le long de la vie.
Elle donne à nos joies terrestres une qualité difficile à exprimer, qui est comme une lumière apaisante venue d'ailleurs, un sel incorruptible qui les empêche de se gâter. Elle apporte je ne sais quel air de fête.
"Avoir toujours au soir comme une fraîcheur du matin."
Maurice Blondel
O mort si fraiche, ô seul matin... une aube fraîche et profonde.
Révérend Père Lelong
OP