les disciples d'Emmaüs, la mémoire, la présence et la messe.

Publié le 7 Avril 2008




Dans les dimanches après Pâques, la liturgie de l'Eglise remet sous nos yeux, année après année, l'épisode des disciples d'Emmaüs. Chacun connaît ce célèbre passage de l'Evangile (Lc 24,13-35). On y voit des hommes marchant sur la route de ce village d'Emmaüs, parlant entre eux de ce qui est advenu à Jérusalem, mais ignorant encore la Résurrection du Sauveur. Vient alors Jésus, qu'ils ne reconnaissent pas, et qui les interroge sur cette conversation. Ils évoquent alors pour lui ses propres œuvres, sa passion, sa mort, leurs espoirs déçus, les propos sceptiquement reçus des saintes femmes sur ce qu'elles prétendent avoir vu au tombeau. Et puis soudain Jésus prend les choses en mains. Il parle à son tour, leur fait la leçon, un petit cours d'histoire sainte, et cela jusqu'au soir. Puis, à l'approche d'Emmaüs, il fait mine de poursuivre son chemin. Alors ils le retiennent. Jésus entre avec eux dans une maison, s'attable avec eux, et renouvelle ses gestes et paroles du jeudi saint, rompant le pain. Alors, à ce geste, tout se dévoile, ils le reconnaissent. Mais c'est trop tard. Jésus disparaît. Visible quand ils ne le voient pas, invisible quand leurs yeux se dessillent.

Ce texte fait ainsi un jeu subtil entre différents modes de présence, différents mode de mémoire, et nous instruit indirectement sur la réalité de la messe.

Il y a d'abord la mémoire des pèlerins livrés à eux-mêmes. Une mémoire de l'événement passé, clos sur lui-même. Une mémoire du temps achevé, du temps fini, du temps échoué. Du temps brisé. Celui de la présence de Jésus torturé puis mis à mort. Une mémoire des merveilleux souvenirs enterrés avec lui, sur laquelle ne vacille plus qu'une flammèche très pauvre de chaleur et d'espoir. Et d'espoir pourquoi faire, d'ailleurs ? Il y a bien ces femmes qui disent que... mais comment les en croire ? Un espoir et une mémoire pour se réchauffer le cœur de sa tristesse, de sa solitude.

Et puis il y a la mémoire de Jésus. Une mémoire qu'il éveille ou réveille en leurs cœurs, et qui n'est pas la même. Une mémoire de vie, qui est ouverte cette fois. Une mémoire qu'il rajeunit au récit des Ecritures, au témoignage des prophètes, aux appels de leurs attentes. Une mémoire de ses propres et infaillibles promesses, tournées vers des accomplissements de tous les temps à venir, de tous les présents appelés à se succéder. Une mémoire non pas irrémédiablement scellée dans le passé mais une mémoire d'un présent, si paradoxal cela soit-il, qui ne pourra jamais être passé. La mémoire de la Pâque, la mémoire du salut, la mémoire de l'action sacrificielle définitivement victorieuse du Christ-Sauveur.

A la première mémoire est présent un Jésus du simple souvenir. Un Jésus, hélas, du passé. Un Jésus toujours présent aux cœurs des disciples par l'amitié, naturellement, par la grâce des heureux moments partagés, mais un Jésus historiquement éteint. La mémoire d'une page merveilleuse, mais d'une page tournée, et déchirée. Jésus n'est ainsi présent que "d'une certaine manière", que par façon de parler. Présent sans l'être, parce qu'il est rendu présent seulement par l'émotion, parce qu'il n'est ressuscité, si l'on peut dire, que par l'imaginaire, la tendresse, voire la déception : il n'a pas délivré Israël comme on l'attendait.

Et puis il y a la présence de Jésus, à laquelle répond la seconde mémoire. Présence qui n'a jamais cessé. Luc dit qu'il « s'approcha » des disciples, tandis qu'ils parlaient. Il était donc déjà là, d'une présence première qu'ils n'avaient pas à créer par leurs tristes évocations mais seulement à reconnaître. Une présence qui n'a pas quitté la scène du monde : « Je suis avec vous, tous les jours, jusqu'à la fin des temps ». Une présence qui vit, qui parle, qui enseigne, une présence réelle, dont la réalité ne doit rien à l'imaginaire ou aux bons souvenirs des disciples. Une présence qui se rappelle finalement à la mémoire des disciples par la fraction du pain.

La fraction du pain... « Ceci EST mon corps (...) Ceci EST mon sang ». « Vous ferez CELA en mémoire de moi ». Il ne s'agit pas de construire la présence de Jésus, de l'imaginer à l'aune de nos phantasmes. Il ne s'agit pas non plus de simplement se souvenir de son Œuvre, comme d'un événement fantastique qui a traversé le monde. La mémoire de Lui, c'est de faire ce qu'il a fait. D'emprunter ses paroles, d'emprunter ses gestes, de faire CELA qu'il a fait dans sa sainte humanité, et cela seul. La mémoire actuelle répond à l'action sacrificielle du Christ, historiquement réalisée, et cette action sacrificielle unique du calvaire remplit chaque mémoire renouvelée de son infinie présence, à chaque instant où le prêtre opère ce sacrifice de manière non sanglante sur l'autel.  

Il n'y a pas d'un côté le sacrifice, et d'un autre la mémoire ou le mémorial. Le mémorial seul ne traduit que le délaissement sans horizon des disciplines d'Emmaüs, quand leurs pensées n'étaient encore livrées qu'à elles-mêmes. Le sacrifice seul ne signifie rien s'il n'est rapporté à l'acte du Christ historiquement déterminé dont il a lui-même, explicitement, ordonné de faire mémoire. C'est tout un, ou ce n'est rien. L'eucharistie est le mémorial de « ceci » qui « est » le corps du Christ offert, le sang du Christ répandu. Le mémorial applique à un instant actuel de l'histoire, jusqu'à la fin des temps, l'actualité de l'action historique du Christ, telle qu'elle s'est manifestée en sa Passion. Les disciples d'ailleurs ne s'y trompent pas quand leurs yeux se dessillent : oui, ce Jésus du partage du pain, ce Jésus de la parole actuelle « ceci EST mon corps, ceci EST mon sang », qu'ils ont devant eux, est bien le Jésus de la foi, le Jésus véritable dont ils vont aussitôt après proclamer la Résurrection avec les Onze, selon le témoignage de Luc : « A cette heure même, ils partirent et s'en retournèrent à Jérusalem. Ils trouvèrent réunis les Onze et leurs compagnons, qui dirent : "C'est bien vrai ! le Seigneur est ressuscité et il est apparu à Simon !" Et eux de raconter ce qui s'était passé en chemin, et comment ils l'avaient reconnu à la fraction du pain ».

Les disciples d'Emmaüs ont parfaitement saisi que le Jésus de vérité, ce n'est pas celui de la simple mémoire, du simple souvenir de leurs cœurs, le Jésus d'un simple passé glorieux, mais le Jésus du Sacrifice unique réalisé au calvaire et que chaque messe renouvelle de façon non sanglante. Il est frappant de voir, et ce nous est un précieux témoignage, que c'est en une telle circonstance que s'est créé l'élan missionnaire de l'Eglise : ces disciples ne balancent plus. Soudain les propos des femmes leur paraissent évidents ! « Bien sûr que c'est vrai, il est ressuscité, elles l'ont vu de leurs yeux vu, tout comme Pierre !», comme les Onze le leur ont annoncé.

Puissions-nous à leur suite nous laisser pénétrer de la même conviction à chaque fois que nous assistons à ce que la tradition de l'Eglise appelle, non sans de pressantes raisons, le Saint Sacrifice de la Messe !


Rédigé par philippe

Publié dans #spiritualité

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D
belle analyse qui montre bien comme tout cela est complexe et que l'on aura bien du mal à sortir de la crise moderniste.
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A
merci pour cette approche originale. c'est vrai qu'on a l'impression qu'elle marque le partage de deux conceptions actuelles de la messe... C'est utile de les mettre en perspective de l'Evangile, pour voir ce qui est du Christ et ce qui ne l'est pas.En union de prières
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