dimanche gaudete.
Publié le 11 Décembre 2009
Si l’interpellation de Frédéric Nietzsche adressée aux chrétiens continue à rester proverbiale : " Je croirai, disait-il, quand les chrétiens auront une tête de sauvés ", il est beaucoup moins notoire que le Pape Paul VI a adressé à l’Église universelle, lors de l’année sainte 1975, une encyclique sur la joie. À dire vrai, c’est la principale réflexion magistérielle sur la joie ! Il constatait alors que la société avait " pu multiplier les occasions de plaisir ", mais qu’elle avait " bien du mal à secréter la joie ". Trente ans après cette constatation, il faut bien avouer que la maladie de la société a plutôt empiré. La société de plaisir régulée par une consommation effrénée devient même de plus en plus triste.
Effectivement la joie n’équivaut pas à un plaisir auto-provoqué ; elle est vécue comme un sentiment qui ne se domine pas. Alors que la paix profonde, elle, est accessible à chaque chrétien dans une succession d’actes d’abandon à la volonté divine qui gouverne le monde, à la toute-puissance du Seigneur qui veille sur nous comme sur chacun des cheveux de notre tête (cf. Mt 10, 30), la joie ne semble pas pouvoir résulter de nos efforts. Saint Thomas d’Aquin enseigne seulement que l’usage correct des passions de l’âme ajoute à la bonté des actions (" passio animae addit ad bonitatem actionis " – Thomas d’Aquin, ST, IaIIae, q. 24) : mais le Docteur commun ne nous explique pas au même lieu, en dehors de la satisfaction éprouvée du repos dans l’œuvre achevée, comment réaliser cette précieuse addition de la joie au cours des actions banales de nos journées.
Pourtant les avis et conseils pastoraux de saint Paul sont sans équivoque : " Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur, je le dis encore réjouissez-vous " (Ph 4, 4). " Soyez toujours joyeux et priez sans cesse " a dit Paul aux chrétiens de Thessalonique dans la deuxième lecture de ce dimanche (1Th 5, 16). La joie apparaît donc comme un ordre conditionné par l’oraison. La prière en effet est bien le lieu de la confiance joyeuse, car elle permet cette opération mystérieuse de transfert serein de nos soucis au Tout-Autre, cette chirurgie mystique de remise de nos charges au Tout-Puissant. " N’entretenez aucun souci " dit saint Paul (Ph 4, 6). Et, comme en écho, saint Pierre ajoute même : " Déchargez-vous sur Lui – [le Christ] – de tous vos soucis." (1P 5, 7). Attention l’appel à être " exempts de tous soucis " (1Co 7, 32) ne signifie pas qu’il n’y en ait pas. Ce serait bien irréaliste, et l’Écriture elle-même invite à entretenir certaines inquiétudes à commencer par le souci du Seigneur (cf. 1Co 7, 34), le souci des uns et des autres (cf. 1Co 12, 25, par exemple, engage à " une mutuelle sollicitude "), le souci des Églises (cf. 2Co 11, 28), le seul souci confessé par saint Paul ! La Parole de Dieu invite même à se soucier de notre bonheur par l’acquisition des vertus qui nous font non seulement poser des actes bons, mais qui rendent bon celui qui les exécute : " frères, tout ce qu’il y a de vrai, de noble, de juste, de pur, d’aimable, d’honorable, tout ce qu’il peut y avoir de bon dans la vertu et la louange humaines, voilà ce qui doit vous préoccuper " (Ph 4, 8). Cette opération spirituelle mystérieuse de n’entretenir aucun souci ne peut se réaliser paradoxalement que dans un décentrement de nous-même : la vertu de discrétion vis-à-vis de soi est ainsi recommandée par les plus grands saints. Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, notre nouveau docteur, nous apprend que c’est en s’oubliant au Carmel qu’elle apprit à être heureuse et elle ajoute son secret : " J’ai su faire ma joie de toute amertume." Une mystique de nos campagnes de France [Marthe Robin] ajoutait de même : " les difficultés ne sont pas [là] pour nous écraser mais pour nous permettre de monter dans la joie de la foi et de l’amour." Soyons vrais, cette inviscération de la joie dans nos vies demande un perpétuel recommencement. Nos confessions en sont le test réaliste : l’acquisition de la joie se montre être un combat jusqu’à la fin de nos jours. Devons-nous en être découragés ?
Heureusement nous avons Jésus, " doux et humble de cœur " (Mt 11, 29), notre Maître, notre Modèle, " notre Espérance " (1Tm 1, 1) dont la Lettre aux Hébreux nous dit qu’" au lieu de la joie qui lui était proposée, endura une croix dont il méprisa l’infamie " (He 12, 2-3). Jésus a vécu en premier la plénitude du conseil pastoral que Paul adresse à l’Église de Rome : " Soyez joyeux dans l’espérance, patients dans la détresse " (Rm 12, 14). Feu le Pape Jean-Paul II faisait remarquer à propos des saints cette possibilité de rester dans la joie au milieu des épreuves du monde : " Bien souvent, les saints ont vécu quelque chose de semblable à l’expérience de Jésus sur la Croix, dans un mélange paradoxal de béatitude et de douleur. Dans le Dialogue de la Divine Providence, Dieu le Père montre à Catherine de Sienne que dans les âmes saintes peuvent être présentes à la fois la joie et la souffrance : " Et l’âme est bienheureuse et souffrante : souffrante pour les péchés du prochain, bienheureuse par l’union et l’affection de la charité qu’elle a reçue en elle. Ceux-là imitent l’Agneau immaculé, mon Fils unique, lequel sur la Croix était bienheureux et souffrant ". De la même façon, Thérèse de Lisieux vit son agonie en communion avec celle de Jésus, éprouvant précisément en elle le paradoxe de Jésus bienheureux et angoissé : " Notre Seigneur dans le Jardin des Oliviers jouissait de toutes les délices de la Trinité, et pourtant son agonie n’en était pas moins cruelle. C’est un mystère, mais je vous assure que j’en comprends quelque chose par ce que j’éprouve moi-même ". C’est un témoignage lumineux !" (Jean-Paul II, Novo millennio ineunte, n. 27). Ainsi la joie peut, dans le Christ, dominer les conséquences d’une souffrance péniblement endurée : " la souffrance et la joie ne sont plus [dans le Christ] des ennemis irréductibles " enseigne le Pape qui acheva, il y a quarante ans, le Concile Vatican II (Paul VI, Gaudete de Domino). Ce témoignage lumineux provient en fait de l’expérience du Ressuscité : " en voyant le Seigneur les disciples furent tout à la joie " (Jn 20, 20). Mes frères, que ce dimanche, jour de la Résurrection du Seigneur, nous comble de sa présence non seulement par les saintes Écritures entendues, mais par la communion au Corps du Seigneur qui est vraiment ressuscité d’entre les morts. Souvenons-nous de la maxime du staretz russe saint Séraphim de Sarov à la vue de ses frères : " Ma joie, Christ est ressuscité !"
Non que nous soyons déjà arrivés au temps pascal, mais il faut déjà pressentir que la joie de l’Avent, la joie de Noël est ‘proleptique’, c’est-à-dire anticipation de la joie définitive du Royaume du Christ. Le magnificat que nous avons entendu à la place du psaume constitue un chant d’allégresse pour toutes les générations qui déclarent la Vierge Marie bienheureuse en écho au chant d’Isaïe entendu lors de la première lecture : " Je tressaille de joie dans le Seigneur, mon âme exulte en mon Dieu " (Is 61, 10). Pour apprendre la joie, mettons-nous donc à si bonne école, tournons-nous vers la " Mater plena sanctæ lætitiæ (la Mère pleine de la sainte joie)" selon l’expression de Paul VI dans Gaudete de Domino. Les anges à Noël ne vont-ils pas nous annoncer " une grande joie (gaudium magnum), celle de tout le peuple " (Lc 2, 10) ? Les mages à la vue de l’astre ne seront-ils pas eux-mêmes " remplis d’une très grande joie " (Mt 2, 10) ? Certes la joie qui nous anime est encore une liesse retenue, il s’agit de vivre un gaudete réservé bien que constant, non pas comme un laetate ou un jubilate qui débordera, ayons-en l’espérance, en son temps. C’est la période liturgique de l’attente joyeuse, allègre, légère, car certaine comme la " bienheureuse espérance " (Tite 2, 13), celle qui ne " déçoit pas " (Rm 5, 5). Si aujourd’hui nous recevons en préparation l’annonce de la " grande joie " du salut qui doit advenir dans nos cœurs, demain nous aurons vraiment accès à la joie, à " la jubilation ", c’est-à-dire à " la louange ineffable qui ne peut partir que de l’âme " (Augustin, Sur le Ps 49, 3). En cet Avent, que nous puissions chacun attiser en nous un foyer si intense de joie de sorte que personne ne nous quitte sans avoir ressenti une certaine contagion frémissante, joyeuse, discrète, comme savent se le manifester entre eux les amoureux véritables ! Qu’aujourd’hui donc, au profond de notre vie assimilée au Christ, le Seigneur nous atteigne selon la prophétie d’Isaïe : " Je ferai de toi […] une source de joie d’âge en âge " (Is 60, 15).
Dès à présent avec Jean-Baptiste, ce premier ‘immergé’ au jour de la Visitation par cette source heureuse de la grâce, ce joyeux " ami de l’Époux ", ce grand " précurseur " de la joie chrétienne, rendons " témoignage à la Lumière " (Jn 1, 7), à Celui qui vient bientôt. Et déjà, rendons " droit " le chemin du Seigneur en nos vies ! Amen.