le nouvel attrait du chant grégorien
Publié le 26 Novembre 2018
Imaginez une église romane de village. Comble. Les servants d’autel s’affairent, les retardataires pressent le pas, ignorant les hommes accoudés au comptoir du café d’en face. Au loin, une vache meugle. En écho, l’orgue de l’église se met à ronfler. Tintement de cloche, Monsieur le Curé sort de la sacristie. La messe dominicale débute. Ce dimanche, le Kyriale choisi est l’une des six messes en plain-chant d’Henry du Mont (1610-1684). « Kyrieeeee. » L’assemblée répond à pleins poumons au chantre, une jeune fille du village, soutenue par un organiste en pleine forme.
Une charmante scène des années 1950, quand les églises étaient pleines et les prêtres légion ? Que nenni. C’était l’été dernier. À Pleaux, dans le Cantal, entre Aurillac et Mauriac. Ici, l’habitant est rare, les superbes vaches salers moins. Les « chemins noirs » chers à Sylvain Tesson abondent, la terre est rude, les hommes âpres à la tâche. La population est plutôt âgée, rajeunie en partie par quelques vacanciers, venus par racines familiales ou par goût des grands espaces. Nous ne sommes ni dans un monastère, ni dans une paroisse « tradi », ni dans un festival : mais dans une paroisse ordinaire de campagne ordinaire, en France, en 2018. Où l’on chante du grégorien, sans a priori, ni chichis, ni nostalgie. Tout simplement, car c’est le chant immémorial de l’Église. Alors, le grégorien, un chant pour moine ou pour retardataire ? Il faut croire que non.
Les faits nous donnent raison : les enregistrements de chant grégorien de la Schola Regina, sortis chez Universal, cartonnent ; l’abbaye du Barroux vient d’éditer un épais livre de chants, utilisable pour les deux formes du rite romain. Quant aux Heures liturgiques publiées par la Communauté Saint-Martin (trois gros volumes), elles se sont vendues comme des petits pains ! La demande est visiblement là. Et derrière les livres, il y a les hommes.
Pour comprendre ce réel et palpable renouveau du grégorien, tournons-nous vers ses pratiquants, souvent jeunes, venus de milieux très variés, allant du converti de l’islam au séminariste ex-athée, en passant par l’ancienne intermittente du spectacle et de Dieu, ou le rocker devenu chantre, désormais aussi à l’aise sur les neumes que sur les riffs d’une guitare électrique.
Dès les premiers temps de l’Église, les chrétiens ont senti la nécessité de se réunir dans un lieu particulier, distinct du monde profane, ayant pour unique usage la louange de Dieu ; ces lieux, nos actuelles églises et chapelles, font l’objet d’une cérémonie de consécration particulièrement impressionnante, preuve de leur singularité et de leur caractère sacré. C’est la même chose pour le grégorien : un chant sacré, distinct de la musique du monde, dont l’unique fonction est la louange divine. Comme le dit le Frère François d’Assise, organiste et maître de chœur de l’abbaye bénédictine Sainte-Anne de Kergonan, « le chant grégorien est la parole de Dieu méditée et amplifiée ». Et ce, dans la langue propre de l’Église, le latin, même si on note par exemple des essais de « grégorianisation » des langues profanes – avec un certain succès pour l’anglais.
Bien sûr, les autres formes musicales de chant liturgique (la polyphonie classique, les cantiques populaires...) ont toute leur légitimité – d’ailleurs pourquoi vouloir les opposer ? Mais le chant grégorien a une place à part.
Héritier du temple de Jérusalem
C’est ce caractère sacré qui a attiré Thomas, ancien rocker, baptisé il y a deux ans à Paris. La musique, c’est son domaine, il a écumé les salles de concert pendant des années. Pour lui, « le grégorien est la forme musicale qui permet le plus de s’approcher de Dieu, tout simplement. Le rock, c’est bien en salle de concert ; pour Dieu, il faut ce qu’il y a de mieux ».
Chant sacré, mais aussi, quasiment depuis les origines, chant de l’Église catholique. Issu du fond des âges, c’est le lointain héritier de la cantillation juive du temple de Jérusalem. Son unification et sa codification sont attribuées au pape Grégoire Ier (540-590), à partir de diverses traditions musicales. Sa valeur esthétique et spirituelle a été réaffirmée jusqu’à nos jours. Le concile Vatican II (SC 116) a ainsi rappelé que « l’Église reconnaît dans le chant grégorien le chant propre de la liturgie romaine ; c’est donc lui qui [...] doit occuper la première place ». Un chant universel qui transcende la diversité des langues, des peuples et des cultures pour aller vers Dieu.
Car tout, dans le chant grégorien, est fait pour Dieu : même son caractère monodique (chanté à l’unisson) n’est pas anodin. Le Frère François d’Assise l’assure : « C’est un choix théologique, car nous ne sommes plus qu’un dans le Christ. » Le Père Henri- Dominique Roze, curé de Pleaux, confirme la dimension spirituelle de ce chant : « Avec le chant grégorien, un climat de prière se crée immédiatement. » Il a remis à l’honneur les kyriale dans sa paroisse, sans heurt : « Les gens ont été un peu surpris au début, mais les polémiques d’après-Concile sont lointaines. »
Enfin, ce chant a une beauté inégalée, une beauté singulière d’ailleurs : la gamme est naturelle, contrairement à celle à laquelle nos oreilles occidentales sont habituées, il n’y a pas deux modes (le majeur « joyeux » et le mineur « triste »), mais huit, qui ont chacun son caractère. Le Frère François d’Assise parle ainsi de « climats spirituels des modes ».
Comme le dit Sarah, baptisée à l’âge de 30 ans « il a une beauté profonde, qui touche à la vérité. Cela va bien au-delà de la simple esthétique ou du sentimentalisme. On approche du cœur de la relation de l’homme à Dieu ». Même son de cloche chez Georges Albessard, l’organiste de Pleaux, formé à Lyon, ex-titulaire des orgues de la basilique de Fourvière, qui constate : « Les fidèles sont heureux de chanter du grégorien. Les mouvements amples et la joie paisible de cette musique les touchent, c’est évident. » Et le chant grégorien n’est pas l’apanage de la culture européenne. Alexandre, jeune comédien issu d’une famille musulmane franco-syrienne, le confirme : « Il a de profondes résonances avec le chant des chrétientés orientales, je m’y retrouve tout à fait. »