La vie monastique naît alors que les persécutions des deux premiers siècles chrétiens viennent de s’achever. Suivre le Christ de façon radicale, sans compromission, c’était d’abord s’engager sur le chemin du martyre. La paix constantinienne (édit de Milan 313) ouvre une nouvelle ère. La vie chrétienne devient plus facile, le niveau moyen de ferveur est en baisse ; la vie monastique répond au désir de ceux qui ont soif d’un idéal plus élevé. Naissant de la même charité qui anime les martyrs, elle fait des moines des séparés, des intercesseurs privilégiés auprès de Dieu, des confesseurs de la foi, des témoins, des imitateurs du Christ. Saint Théodore Studite, un moine oriental, qui vivait dans un grand monastère de Constantinople aux VIIIe – IXe siècles, définit ainsi le moine : « Est moine celui qui dirige son regard vers Dieu seul, qui s’élance en désir vers Dieu seul, qui est attaché à Dieu seul, qui prend le parti de servir Dieu seul et qui, en possession de la paix avec Dieu, devient encore cause de paix pour les autres. »
Concrètement, ce qui saute aux yeux du monde à l’abord d’un monastère, ce sont les hauts murs de la clôture, la grille qui sépare le chœur des moines de la nef des fidèles. Les journées sont rythmées imperturbablement par les offices dont les moines s’acquittent en accomplissant ainsi l’Opus Dei, l’Œuvre de Dieu, comme si les moines avaient quitté le frémissement et l’exaltation de la vie dans le temps pour vivre déjà dans l’éternité.
Les trois vœux de religion apportent aussi chacun leurs renoncements. Par le vœu de pauvreté, c’est le renoncement aux richesses, à ce qui est mien, l’acceptation de vivre dans la dépendance. Au monastère, tout est commun. La pauvreté des cellules, la simplicité de la nourriture et de l’habit monastiques se rattachent à ce vœu. Le vœu de chasteté s’accomplit par le renoncement à la joie de fonder une famille, et à toute amitié particulière, même au sein de la communauté. Le cœur ainsi libéré, le moine peut s’abandonner à Dieu et par là accueillir tout homme comme un enfant de Dieu. Le lieu d’apostolat devient alors l’univers ; son mode, c’est la prière. Enfin, le vœu d’obéissance soumet la volonté du moine à celle de son supérieur, l’Abbé : « un autre te ceindra et te mènera où tu ne voudrais pas.» (Jean 21, 18)
Le lever matinal, les jours de pénitence et de jeûne, le silence interrompu seulement pour les besoins de la charité, les mêmes psaumes récités chaque semaine devant le même Dieu, le cycle annuel de la liturgie, la vie commune de tous les instants, sans vacances, la rareté des contacts avec le monde extérieur, l’usage limité des moyens de communication, les obédiences matérielles… on pourrait continuer longtemps la liste… pour finalement conclure que la vie monastique est impensable, incompréhensible, irréalisable pour l’être humain du 21e siècle.
L’auteur d’une vie de saint Benoît Labre écrivait : « À quelque époque que ce soit, ceux que leur sacrifice mènera dans une rigoureuse solitude, pour appartenir au Christ et à sa croix, dans la prière, la pénitence et le recueillement de l’amour, seront, pour leurs contemporains, des âmes d’un autre âge, car, parmi les hommes, esclaves du temporel, et naïvement fiers de leurs chaînes, cette exclusive sainteté commettra toujours l’anachronisme de l’éternel. » (Père Doyère, Saint Benoît Labre, p.117)
Peut-être faudrait-il demander au jeune postulant frappant à la porte du monastère ce qu’il désire y trouver ? La réponse est simple : Dieu.
Ensuite c’est le désir d’une vie joyeuse et fraternelle, en famille, dans la paix, la simplicité. Il est difficile de faire partager ce que saint Benoît entend quand il parle de la relation du moine avec son Abbé ou encore de la vie fraternelle au sein du monastère. Grâce à la piété filiale à l’égard de l’Abbé et des anciens et à l’amour des jeunes, le monastère devient pour le moine le lieu d’une conspiration universelle de charité. Pour cela, la vie monastique comporte aussi cette libération du moi, lourd, encombrant, afin d’être tout aux autres et de pouvoir se donner à la famille monastique. Je veux librement me libérer de ce moi qui m’oppresse afin de vivre pleinement de la liberté des enfants de Dieu, afin de vivre pour Dieu.
Paul Valéry, écrivain français de la première moitié du 20e siècle, affirmait : « Il faudra bientôt construire des cloîtres rigoureusement isolés où ni les ondes ni les feuilles n’entreront, dans lesquels l’ignorance de toute politique sera préservée et cultivée ; on y méprisera la vitesse, le nombre, les effets de masse, de surprise, de contraste, de répétition, de nouveauté, de crédulité ; c’est là qu’à certains jours, on ira à travers des grilles considérer quelques spécimens d’hommes libres. »
Marie, qui depuis longtemps veille sur l’abbaye, révèle de façon éminente ce que peut réaliser la liberté de l’homme unie à la grâce de Dieu. Au moment de l’Annonciation, elle se contente de répondre à l’ange : « Je suis la servante du Seigneur. » En donnant sa parole, elle a reçu la Parole.
Mais que dire alors du lien du monastère avec la paroisse ? Il sera d’abord spirituel. Comme nos frères les plus proches, notre intercession auprès de Dieu vous touche plus particulièrement. Nous faisons nôtres vos intentions, vos peines et vos joies, afin que le Seigneur grandisse dans les âmes de tous. Certains nous connaissent davantage en venant à l’abbaye recevoir le sacrement de pénitence ou rencontrer un Père. Ensemble, nous nous sommes réjouis de la venue de l’icône de Notre-Dame de Czestochowa, et d’autres occasions se présenteront de nous retrouver.
Pour finir, permettez-moi de vous faire une demande. Il y a quelques mois, je me trouvais dans la voiture d’un évêque ami et nous longions les murs d’un grand centre pénitentiaire de son diocèse. La nuit tombait, les projecteurs extérieurs et les éclairages intérieurs donnaient au bâtiment un aspect irréel. À l’intérieur des murs, pas de paix ; le désespoir, si ce n’est la haine, habite les cœurs. L’évêque me dit qu’à chaque fois qu’il passait à côté de cette prison, il priait Marie pour ceux qui y demeuraient. Permettez-moi de vous faire cette même demande.
À l’abbaye, le mystère qui se vit n’est pas irréel mais surnaturel : c’est la charité. Précisément pour cela, parce que, comme vous, nous sommes de pauvres humains, nous avons simplement besoin de votre prière.
Alors en longeant le mur de clôture ou le sentier du bord de Creuse, même si vous ne franchissez pas la porte de l’abbatiale, dites pour vos moines un mot à Marie.
Dom Jean Pateau, Père Abbé de Fontgombault
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