Louis de Grenade
P.S. la beauté de ce sermon ne nous permet pas de le couper en plusieurs morceaux.
"Domine bonum est nos hic esse; si vis, faciamius hic tria tabernacula : tibi unum .. Moysi unum, et Eliae unum."
Seigneur, il fait bon être ici; si vous voulez, faisons trois tentes : pour vous une, une pour Moïse, une pour Elie. Matlh. XII, 4.
Tous les travailleurs, quand ils se louent pour quelque ouvrage, considèrent surtout deux choses : le travail et la rémunération.
Trouvent-ils la rémunération supérieure à la peine, ils se chargent volontiers de l'ouvrage. Ainsi firent ces ouvriers qui, convenus d'un denier par jour avec le père de famille, se mirent gaîment à façonner la vigne, Matth. xx, 2. Or nous tous, mes frères, qui que nous soyons sur cette terre, serviteurs ou libres, plébéiens ou nobles, nous sommes travailleurs.
Après avoir reçu le saint baptême, nous nous sommes loués pour cultiver la vigne du Seigneur. Nous devons donc considérer avec soin ces deux choses : le travail, et la récompense.
Cette connaissance est si nécessaire que toutes les pages de l'Ecriture ne répètent rien plus fréquemment. Ce sont les deux choses que désirait savoir ce jeune homme qui demandait au Seigneur ce qu'il lui fallait faire pour posséder la vie éternelle. — Gardez les commandements de Dieu, répondit le Sauveur, Matth. XIX, 16.
Ce que cette réponse dit en peu de mots, l'Evangile du jour le redit d'une manière nouvelle et merveilleuse. Nous examinerons donc ces deux choses dans le présent entretien ; mais comme ce qui est exigé de nous est peu de chose, tandis que la récompense est considérable, nous parlerons du travail en peu de mots, et de la rémunération avec plus de développement. Pour le faire pieusement, implorons avec humilité le secours du ciel, par l'intercession de la très-sainte Vierge. Ave Maria.
Pour que nous tenions la promesse que nous avons faite en premier lieu, quiconque désire connaître l'institution, la loi de la profession chrétienne, la trouve renfermée en quelques mots du divin Maître, qui se lisent un peu avant le commencement de l'évangile du jour : « Si quelqu'un veut venir à moi, qu'il renonce à soi-même, qu'il se charge de sa croix, et me suive. » Matth. XVI, 24. Paroles qui développent ce qu'il avait dit ailleurs, que la voie qui mène à la vie est étroite, et que quiconque y veut arriver, doit entrer par la porte étroite. Matth. VII, 14.
N'y a-t-il pas là des aspérités, des difficultés?
Renoncer à soi-même, porter sa croix, et suivre Jésus-Christ, qui marcha par la voie de l'humilité , de la pauvreté, de la souffrance, ce n'est pas sans travail, et sans difficulté. Et qu'on ne s'imagine point que ces paroles ne s'adressent qu'à ceux qui cherchent la perfection, et non à tout le monde. L'évangéliste saint Luc est explicite à cet égard, car il fait précéder ces mots de ceux-ci : « Il disait à tous : Si quelqu'un veut venir après moi, etc. » Luc. 1x, 23. L'évangéliste saint Marc va plus loin, et c'est à remarquer. Car, comme le Seigneur s'entretenait en particulier avec Pierre et les autres disciples, dès qu'il voulut donner ce précepte, il appela une foule de peuple qui se tenait à peu de distance, et à tous il adressa cet enseignement : « Si quelqu'un veut venir après moi, etc. » Marc, VIII,34. Comme s'il leur avait dit : Je ne force personne , je ne fais violence à personne; mais à ceux qui ont à cœur le salut de leurs âmes, qui brûlent du désir de la vie éternelle, qui veulent avoir part à ma gloire, qui désirent me suivre, et arriver là où je dois arriver, à ceux-là je leur montre un chemin, je leur propose une loi, c'est de renoncer à eux-mêmes, de porter chaque jour leur croix, de marcher sur mes traces. Et pour que vous saisissiez mieux la pensée du Seigneur, remarquez en quelle circonstance il l'exprima. Il entretenait ses disciples de l'ignominie de sa passion et de sa croix, lorsque Pierre, mû par des sentiments purement humains, chercha à détourner ces tristes considérations. Mais le Seigneur le réprimanda vivement de ce qu'il goûtait non les choses de Dieu, mais les choses des hommes, c'est-à-dire, de ce que, jugeant humainement, il prétendait que toutes les peines, toutes les ignominies, sont à mettre au rang des maux, et qu'il faut s'en garantir à tout prix. A cette erreur commune de Pierre, et de presque tous les hommes qui cherchent une vie voluptueuse et tranquille, qui ont en horreur la peine et le travail, le divin Maître oppose cette maxime sublime, que la souffrance est la voie qui mène aux joies éternelles; que c'est par la patience que nous arrivons à la vie, par le travail au repos, par le combat à la couronne , par l'ignominie de l'humilité à la gloire céleste. C'est ce que signifient ces mots : « Si quelqu'un veut venir à moi, qu'il renonce à lui-même, qu'il porte sa croix et me suive. » Mais analysons, décomposons les différentes parties de cette pensée.
D'abord l'homme doit renoncer à lui-même. Ce qu'il faut entendre par là, le Seigneur l'indique, quand il ajoute : « Qui aime sa vie la perdra; qui hait sa vie en ce monde, la garde pour la vie éternelle. » Renoncer à soi-même , n'est donc autre chose que se haïr d'une haine, non pas funeste, mais sainte et salutaire, et dépouiller, autant que possible, le vieil homme avec ses œuvres ; c'est-à-dire , se faire violence, soumettre la chair à l'esprit, déraciner toutes les passions mauvaises, comprimer les mouvements désordonnés de l'âme, faire plier toutes les affections sous le joug de la raison, refréner la révolte et la pétulance des sens, et suivre en toutes choses, non ce que veut la convoitise, mais ce que prescrivent la raison, l'honnête, et la loi divine.
Voilà ce que c'est que renoncer à soi-même, et avoir pour soi une haine salutaire.
Il est évident que c'est difficile, car de toutes les affections du cœur humain, l'amour de soi est la plus puissante et la plus tristement féconde, puisque toutes les autres en dérivent. Ainsi, triompher de cette affection, changer en haine de soi l'amour de soi, c'est triompher de toute la force, de toute la puissance de la nature. " Nul n'a jamais haï sa chair, dit saint Paul; chacun la nourrit et l'entretient. » Nemo enim unquam carnem suam odio habuit; sed nutrit et fovet eam. Ephes. v, 29.
C'est pourquoi il est très-difficile que l'homme fasse violence à sa chair, qu'il la combatte , qu'il renonce à lui-même, qu'il se répudie, qu'il se regarde comme un étranger, comme un adversaire, comme un ennemi de son esprit.
Quel travail donc, quelle difficulté!
Si vous en demandez la cause, le Sauveur répond : «Ce qui est né de la chair, est chair. » Joan. 111. 6. « La chair et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu. » I Cor. xv, 50.
Attaquons donc la chair, violentons-la, étouffons-la autant que possible, afin que, quand elle sera subjuguée, l'esprit règne et domine dans l'homme.
En d'autres termes, renoncer à soi-même, c'est résister, renoncer à sa volonté propre. Car, la volonté exerçant son empire sur toutes les autres forces , sur toutes les autres puissances de l'âme, celui qui renonce à sa volonté propre, renonce pleinement à lui-même. C'est là toute la philosophie chrétienne. Car cette philosophie consistant principalement dans notre soumission à la volonté divine, dont elle ne nous permet pas de nous écarter en rien, il s'ensuit que la volonté propre doit mourir, pour que la volonté divine règne en nous. Comme ceux qui greffent une branche d'olivier, ou de tout autre arbre fruitier sur un sauvageon, élaguent d'abord toutes les branches de celui-ci, pour que les greffes prennent force ; de même, celui qui veut se soumettre tout entier à la volonté divine, doit, autant que possible, retrancher toute volonté humaine, afin de suivre, sans aucun empêchement , la volonté divine. Ce fut la principale étude de tous les saints, qui souvent s'abstenaient non-seulement des choses défendues, mais même des choses permises, afin d'être, quand besoin serait, plus maîtres de la volonté, comme d'un coursier déjà dompté, et habitué à la bride.
Mais, mes frères, pour que ce qui précède n'abatte le courage d'aucun de vous, et ne le fasse pas désespérer de remporter cette victoire sur sa volonté, je vais ajouter ce qui est plus facile, et ce qui s'adresse à tous indistinctement.
Car j'avoue que ces paroles du Seigneur renferment, et des conseils pour la vie parfaite, et des préceptes pour la vie chrétienne. Or ce que nous venons de dire a surtout rapport aux conseils que doivent embrasser et suivre tous ceux qui aspirent à la perfection.
Maintenant descendons des hauteurs dans la plaine, et expliquons ce que le Seigneur prescrit au commun des hommes. Voici donc la loi commune proposée à tous : c'est que, toutes les fois que Dieu et l'homme, l'amour de Dieu et l'amour de soi, la loi de l'esprit et la loi des membres sont en dissidence et en lutte, l'inférieur doit céder au supérieur, c'est-à-dire l'homme à Dieu, l'amour de soi à l'amour de Dieu, la loi de la chair à la loi de l'esprit. C'est-à-dire, que tout ce qui concerne les biens, la santé, la vie, l'honneur de l'homme, doit être méprisé, tenu pour rien, foulé aux pieds, toutes les fois qu'il est en opposition avec les lois et les préceptes divins.
Voilà ce que c'est que renoncer à soi-même à cause de Dieu, et voilà ce à quoi tous les hommes sont tenus. Eusèbe d'Emèse, traitant le même sujet, rentre dans notre explication, quoique paraissant s'en écarter par les termes. Il dit que renoncer à soi-même, c'est n'être plus le même qu'on était, alors qu'on était asservi à la chair. Car, l'homme cessant, par la vraie pénitence, d'être ce qu'il était auparavant, et devenant une créature nouvelle, alors il renonce vraiment à lui-même. Ainsi celui qui précédemment était calomniateur, envieux, avare, médisant, impudique, promoteur de discordes, de divisions, avide du bien d'autrui, prodigue du sien, esclave de son ventre, de l'argent, enfin conptemteur des lois divines, dès qu'il a renoncé à tous ces crimes, a vraiment renoncé à lui-même, et une vraie pénitence l'a transformé en un homme nouveau. Voilà donc la première chose qu'exige de nous le divin Maître.
En second lieu, chacun doit porter sa croix, et même la porter tous les jours, comme dit un autre évangéliste. Qu'entendrons-nous ici par cette croix de tous les jours? Assurément toutes les misères, tous les déboires dont est abreuvée la vie humaine, et dont l'origine est diverse et multiple. Les uns viennent de l'éternel ennemi du genre humain, qui ne cesse de nous harceler de ses tentations sous toutes les formes; les autres, de la malice, des fraudes, des injures, des outrages, des mille moyens de nuire des hommes au milieu desquels nous vivons, quelque étroits que soient les liens qui les unissent à nous; puisque le Sauveur dit que les ennemis de l'homme sont les gens de sa maison, Matth. x, 36. D'autres nous viennent de notre propre chair, source de tourments, de vexations et de tortures, par suite de nos passions, de nos besoins, de nos inquiétudes, des maladies du corps et de l'âme. D'ailleurs, le souverain arbitre du monde n'envoie-t-il pas souvent des traverses, soit pour punir les coupables, soit pour exercer, éprouver, perfectionner les bons? Qu'ai-je besoin de rappeler ici ces calamités imprévues et soudaines, ces pertes de fortune, ces désastres, ces morts d'êtres chéris ? Quelle position de la vie, si heureuse, qui ne soit menacée de tous côtés par des amertumes et des catastrophes?
« Comme il n'y a point de rose sans épines, dit S. Basile, de même nulle condition de la vie n'est sans ses peines et ses tourments, puisque même les prétendus biens de la vie sont entourés de leurs épines. »
On vante le mariage, mais le veuvage en est proche, et c'est la perspective inévitable de l'un des deux conjoints. On désire des enfants ; mais quelles douleurs n'ont-ils pas souvent causées à leurs parents! Les riches sont estimés heureux; mais le plus grand nombre, comme le dit S. Chrysologue, sont plus riches en misères qu'en argent. Enfin, telles et si nombreuses sont les peines et les inquiétudes de cette vie, que S. Eucher écrit dans une lettre qu'il ne sait ce qui doit plus nous exciter à l'amour de la céleste patrie, ou de la grandeur des biens qui nous y attendent, ou de la multitude des misères qui nous accablent en nette vie. Car celle-là nous invite par les plus chastes délices, tandis que celle-ci nous repousse par des douleurs de chaque jour et nous inspire l'horreur d'elle-même. Est-il besoin parmi ces douleurs de mentionner les combats de la chair et de l'esprit, combats qu'il faut livrer jusqu'à la fin de la vie ? « Car la chair a des désirs contraires à ceux de l'esprit, et l'esprit en a de contraires à ceux de la chair ; ces principes se combattent l'un l'autre. » Gal v, 17. Comme donc les fils d'Israël partirent armés de l'Egypte, nous aussi, munis d'armes spirituelles à droite et à gauche, marchons, sans nous laisser aveugler par le bonheur, sans nous laisser abattre par les foudres de l'adversité.
Souffrir patiemment toutes les misères, les travaux, et, pour ainsi dire, les tributs de la vie, recevoir comme de la main de Dieu toutes les épreuves, être soumis et résigné, ne jamais perdre courage, ne pas être accablé par la tristesse, ne p:is se plaindre de la divine providence, ne pas plier sous le poids du fardeau, ne pas mollir comme une femme, mais tout supporter d'un cœur vaillant et ferme, rendre grâces en toutes choses, et réputer toutes ses peines comme au-dessous de ses crimes, voilà ce que c'est que porter sa croix.
C'est un des deux côtés de la philosophie chrétienne, suivant S. Bernard, qui dit que la vie d'un chrétien c'est de faire le bien, et de souffrir le mal.
En troisième lieu, il faut suivre Jésus-Christ. Qu'est-ce que suivre Jésus-Christ, sinon faire ce que dit S. Jean ? « Celui qui dit qu'il demeure en Jésus-Christ, do.it marcher lui-même comme Jésus-Christ a marché, » I Joan. II,6. Or, dit S. Pierre, « il a souffert pour nous, nous laissant son exemple, afin que nous marchions sur ses traces, lui qui n'a point commis de péché, et de la bouche duquel n'est jamais sortie parole de tromperie; qui, lorsqu'on le chargeait d'injures, n'a pas répondu par des injures^ qui, maltraité, n'a pas fait de menaces, mais s'est livré à celui qui le jugeait injustement. » II Petr. II,21. Cette innocence de vie, cette pureté sans tache, cette patience, cette douceur, cette paix avec ceux qui haïssaient la paix, et toutes ses autres vertus, appliquons-nous à les imiter, en tant qu'il est donné à notre infirmité. Ainsi nous pourrons suivre Notre-Seigneur Jésus-Christ et l'accompagner.
Là, frères, est l'ouvrage exigé de nous ; là, le travail, la tâche indiquée par le Seigneur aux travailleurs fidèles. Mais comme ce que nous avons dit jusqu'ici effraie les faibles, qui ne se croient pas à la hauteur de tels travaux, venons à la rémunération, qui stimule et aiguillonne même les cœurs sans courage.
Notre Evangile nous la présente sous un aspect nouveau ; il nous donne comme une anticipation, un avant-goût de la gloire future. Voici comme il s'exprime :
« Jésus ayant pris Pierre, Jacques et Jean son frère, les mena à l'écart sur une haute montagne, et se transfigura devant eux. » Matth. xvII, 1. Ce passage nous apprend qu'il y a dans l'Eglise divers degrés de vertus et de dons célestes. Car il y a des dons communs de l'Esprit divin, qui sont offerts à tous les justes indistinctement ; et il y en a d'autres tout particuliers, qui sont réservés aux amis familiers de Dieu.
Dans le Cantique, l'Epoux les désigne implicitement, quand il dit : « Buvez, mes amis, enivrez-vous, mes bien-aimés. » Cant. v, 2. Aux amis de boire, aux bien-aimés de s'enivrer. C'est ce que nous apprenons de cette histoire sacrée, où nous voyons le Seigneur inviter à ce banquet solennel, non pas tous les Apôtres, mais seulement les principaux, les chéris, les bien-aimés. Car, bien que tous fassent appelés à la dignité de l'apostolat, ce choix exceptionnel fait voir qu'il y a des dons particuliers de Dieu, réservés non à tous, mais à un petit nombre.
Il faut encore observer que le Seigneur conduit ses disciples sur une montagne pour manifester à leurs yeux l'éclat et la gloire de son corps : non pas sur la première montagne venue, mais sur une montagne élevée.
Qui ne verrait un mystère dans ce fait, que la sagesse divine choisit de préférence, pour montrer sa gloire à ses disciples, un lieu qu'on ne pouvait gravir sans fatigue ? Quel est ce mystère ? — Assurément la hauteur du lieu est le symbole de l'élévation de l'âme qui contemple les mystères du ciel. Quiconque veut s'élever à ces hauteurs, doit gravir la montagne, c'est-à-dire, abandonner les choses de la terre, tourner le dos à tout ce qui est mondain, et, ravi de cœur et d'âme jusque dans le ciel, pouvoir dire avec le poète :
Terra vale, curaeque humiles, homincsque valete.
Adieu, terre et ignobles préoccupations, hommes, adieu.
C'est ce que signifie la nuée d'où sort la voix de Dieu, et de laquelle il est écrit : « Il prend la nuée pour son char, et est porté sur l'aile des vents. » Ps. c111, 3. Car la nuée, formée des vapeurs de la terre, quitte la terre, où elle a pris naissance; et devenue plus légère que l'air, elle s'enlève dans les régions supérieures ; elle s'y fixe, et ne retombe plus de haut en bas. Isaïe, admirant la légèreté et la hauteur de ces nuées, s'écrie : « Qui sont ceux-ci qui sont emportés en l'air comme des nuées? t> Isa. 1x, 8, c'est-à-dire qui abandonnant la terre, s'élèvent vers le ciel, et s'arrêtent sur les hauteurs ?
C'est l'image des saints qui, voyageurs, de corps seulement, sur cette terre, vivent par la pensée, et par leurs aspirations, dans l'éternelle patrie.
Sur ce lieu élevé le Seigneur se transfigura sous les yeux de ses disciples. « Son visage devint brillant comme le soleil, et ses vêtements blancs comme la neige. En même temps apparurent
Moïse et Elie qui s'entretenaient avec lui. » Matth. xvII, 2. Cet éclat frappa Pierre d'une telle admiration et d'une telle joie, qu'il dit au Seigneur : « Seigneur, nous sommes bien ici ; faisons-y, si vous voulez, trois tentes; une pour vous, une pour Moïse et une pour Elie. » Car, il ne savait, dit S. Marc, ce qu'il disait. Ce spectacle le ravissait, l'enivrait tellement que toutes les puissances de son âme étaient hors d'elles-mêmes, ne sentaient que cette immense joie, et ne saisissaient rien autre chose.
De même qu'un vase rempli d'un liquide n'en peut recevoir aucun autre, mais laisse écouler tout ce qu'on y verse; de même, cette âme débordait d'une telle joie, qu'elle ne pouvait recevoir aucune chose étrangère ; tout entière plongée dans cette mer de volupté, tout ce qu'elle voyait, tout ce qui l'entourait, lui était volupté, joie, bonheur.
Or, si cette faible goutte de suavité céleste enivrait tellement l'âme de l'apôtre, qu'elle le ravissait, le transportait hors de luimême, qu'eût-ce été s'il eût bu à longs traits aux torrents de la volupté divine? Pierre n'avait vu dans la gloire que l'humanité de Jésus-Christ, il n'avait pas contemplé la forme divine du Verbe et son ineffable beauté ; et il est tellement ravi de ce seul spectacle, que voulant rester à toujours sur cette montagne, il dit : « Seigneur, il fait bon être ici ; si vous voulez, faisons-y trois tentes ; une pour vous, une pour Moïse et une pour Elie. » Voilà ce qu'il demandait, après avoir vu uniquement deux élus briller avec le Seigneur dans sa majesté; il ne demandait pas d'autre bonheur au monde, tant il était captivé de leur aspect et de leur beauté. Qu'eût-il donc fait, s'il eût vu tant de milliers d'âmes bienheureuses, autour du trône de Dieu ? S'il eût vu les empressements des Anges, la gloire des Archanges, la puissance des Dominations, l'élévation des Principautés, la majesté des Trônes, le merveilleux éclat des Chérubins et des Séraphins? Et encore, sur cette montagne il n'avait entendu parler que de la passion du Seigneur, de la croix, des clous, des coups et des opprobres. Car les prophètes ne s'entretenaient que de la sortie du monde du Sauveur, laquelle devait avoir lieu à Jérusalem. Qu'eût-il ressenti, s'il eût entendu ces douces paroles qui résonnèrent aux oreilles de S. Jean : "Bénédiction, gloire, sagesse, actions de grâces, honneur, puissance et force à notre Dieu dans les siècles des siècles, Amen? » Apoc. VII, 12. Et encore il vit cette figure du Sauveur sur une montagne terrestre, qui portait des épines et des ronces ; il n'avait pas vu « cette montagne grasse et fertile, où Dieu s'est plu à établir sa demeure, » Ps. LxvII, 16 et 17; ni les trônes du ciel et ses palais magnifiques ; ni le fleuve d'eau vive, claire comme le cristal ; ni l'arbre de vie, planté sur la rive, et portant chaque mois un fruit salutaire, Apoc. XXII, 1 et 2 ; ni cette cité qui est tout or pur, semblable au diamant, ni sa lampe étincelante, qui est l'agneau de Dieu, ni ces douze portes dont chacune est une pierre précieuse, Apoc. xx.
Celui qui sur une montagne terrestre, et enfermé dans une chair mortelle, était livré à de tels transports qu'il ne savait ce qu'il disait, qu'eût-il fait, s'il lui eût été donné de goûter toutes ces joies, et d'en jouir sans fin ?