Publié le 30 Juillet 2019
Le père est celui qui est chargé de continuer jusqu'à nous, à partir du fiat créateur, la chaîne où Dieu suspend tout ce que rêve sa pensée et que soutient sa puissance. Il est chargé de transmettre et de parfaire par l'éducation l'image de Dieu selon laquelle nous sommes faits.
Cette image, qui se reproduit d'empreinte en empreinte, de réplique en réplique à travers le temps, chaque génération faisant de celle qui succède la " figure de sa substance" , comme il est dit du Verbe de Dieu, c'est l'oeuvre perpétuelle du père. Le père est le chancelier et le garde des sceaux du palais des êtres; il est le bon sculpteur qui travaille sur la chair et sur l'âme; il est imagier de Dieu.
Ce qu'il y a dans la paternité de plus profond et par quoi l'amour humain s'adapte et s'apparente à l'amour divin, c'est le désintéressement, la gratuité du don. Il n'y a point là d'échange; il y a descente, écoulement, transfert de personnalité, besoin de se communiquer et de se prolonger. Le père se reporte comme on reporte un total sur la page blanche encore, pour qu'il soit le point de départ d'un total nouveau.
Et c'est bien là sans doute un profit pour la fragile personne paternelle. La vie nous est si étroitement mesurée, et nous avons si instinctivement l'appétit de vivre! Même sur terre, nous rêvons de plénitude et d'éternité; or nous n'avons que des brides de temps , des amorces de réalisation, des succès et des bonheurs sans cesse traversés: il sera bon de voir l'espérance occupée à restaurer ce que le souvenir et la possession laissent en ruine.
Vos enfants, pères, veillent près de vous et se hâtent d'employer vos vertus , de peur qu'elles ne faiblissent, vos efforts, avant qu'ils ne soient vains , vos trésors amassés, vos établissements, vos liaisons utiles, sous la menace que leurs coeurs orientés vers l'avenir sentent peser sur vous. Et vous, pères, qui semez à l'arrière-saison pour le printemps de la génération nouvelle, nous songez à la belle moisson qu'on peut attendre et que vous engrangerez par procuration.
Votre vie a été un échec; toute votre vie est un échec, parce que le réel est toujours inférieur au rêve, s'il n'en est pas la dérision. Mais cette partie manquée , vous allez la reprendre! Vous y apporterez la passion du jour qui sait utiliser sa dernière mise, et, cette fois, vous allez jouer serrer, vous allez ménager vos chances! Vous y mettrez ce qu'il faudra: de la peine, des réflexions, des patiences, des douleurs, des privations , du resserrement d'apparence sordide , comme celui du petit ouvrier qui économise pour se mettre à son compte. Vous, c'est à leur compte à eux que vous voulez vous mettre, en ouvriers de la vie qui savent bien qu'on ne peut pas indéfiniment vivre à la journée, qu'il faut fonder un établissement , avant qu'on ne meure.
Ce que vous n'avez pas eu, qui sait? Ils l'auront peut-être! Ce que vous n'avez pas pu, peut-être ils le pourront! Ce que vous n'avez pas fait, eux le feront! Vous avez manqué votre vie, comme chacun, comme tout vivant qui part avec joie, s'imagine triompher et déchante; mais cette vie que vous avez manquée, vous ne la manquerez pas deux fois, vous ne la manquerez pas en eux, et vous sauverez ainsi le meilleur vous-même, votre double chéri, votre ultime, votre extrême cas.
"Pourvu qu'ils soient heureux!" c'est ce qui se dit constamment dans les coeurs des pères. Et quelle semence de vertu, quand cet amour ne se laisse pas, lui aussi, dévoyer! On l'a dit généreusement: c'est l'enfant , qui, de son petit doigt, montre la route au père. La vertu qu'on n'aurait pas pour soi, il arrive qu'on se la donne en faveur de ses enfants; l'inertie jouisseuse qui nous tient cède à ce grand intérêt qui surpasse à nos yeux le poids de la peine. Dans la personne de l'enfant , on se donne à la vie au lieu d'en faire sa proie. On se dégage des passions; on s'applique au travail; le jeune marié " se range"; on surmonte davantage les vices, ces destructeurs, par le fait que l'amour paternel veut construire. En tous cas, ne se fût-on pas respecté soi-même, on respecte, on fera respecter ses enfants; on défendra leur intégrité comme on n'a pas défendu la sienne; on aura comme du remords en eux, et leur vertu nous apparaîtra comme une conversion, un rachat.
Il y a quelque chose de poignant dans ce sentiment d'abandon, de renoncement total que la nature suggère à un être au profit d'un autre, alors que lui aussi désirait le bonheur; on y pressent la mort, et en même temps la durée qui toujours et toujours s'élance; on y mesure toute la déception et en même temps tout l'indéracinable espoir de la vie.
Ah ! quelle tromperie, quelle hallucination nouvelle, s'il n'y avait pas Dieu, si les générations ne s'avançaient vers Dieu comme chaque vivant s'y avance! A peine moins sotte, à peine moins méphistophélique que la première, celle illusion de survie en autrui et de bonheur escompté pour toujours et toujours plus loin ne ferait que souligner le néant de tout, en obligeant l'espoir à une perpétuelle fuite. Mais il y a Dieu, et c'est de lui que nous vient ce sentiment créateur.
C'est Dieu, le Dieu Père et Dieu providence qui se manifeste ainsi à travers nos coeurs, et qui se veut que la vie coule, coule avec frénésie qui nous révèle son prix infini, emprunté à son départ et à sa dernière fin.
Mystère de l'être, qui est contenu tout entier dans ce mystère intime! Mystère de Dieu , qui se fait entrevoir dans le touchant mystère de l'amour!
rp Sertillange op +